Erwin Olaf invite dans son théâtre cynique en noir et blanc à la galerie Rabouan Moussion
Le photographe néerlandais Erwin Olaf fête ses soixante ans cette année. À cette occasion, son œuvre en noir et blanc, largement inspirée de l’histoire de l’art et du théâtre, est visible à la galerie Rabouan Moussion, en plein cœur de Paris, jusqu’au 28 février.
Par Jordane de Faÿ.
Il y a quelque chose du malaise et du solennel dans les photographies d’Erwin Olaf. Dans ses clichés quasi exclusivement en noir et blanc, les personnages semblent comme glacés, figés dans leurs postures de statues de marbre. Point de promenade bucolique grisante ici : nous sommes plutôt les témoins d’une errance dans un monde décoloré et gris. Jusqu’aux cadres les plus naturels, comme ce bord de lac en forêt où l’on aperçoit assis sur un banc, de dos, un homme que l’on aurait presque pris pour un arbre dénudé de vie et de couleurs, tous les décors semblent construits au centimètre près tant la lumière, le cadrage et l’emplacement de chaque élément tient du théâtral. Mais nul dialogue n’est possible pour ces personnages qui occupent la plupart du temps la scène seuls : nous assistons à un récit muet ou les corps silencieux toujours se tournent vers le hors champ. Vers le vide.
C’est peut-être là, au-delà du cadre, que ces personnages entrent en communication avec leurs pairs et leurs aînés. Chaque scène que dépeint le photographe néerlandais sexagénaire, connu pour ses photographies inquiétantes voire dérangeantes, rappelle en effet l’influence de grandes figures de l’histoire de l’art : dans son utilisation du clair-obscur, on pense immédiatement aux maitres classiques du siècle d’or néerlandais Vermeer, Rembrandt et Jan Steen, tandis que les mises en scènes construites avec minutie évoquent aussi bien l’œil cinématographique de Luscino Visconti que l’étrangeté des tableaux d’Edward Hopper. Pourtant, si ces sujets s’inscrivent dans un héritage artistique classique, ils vivent inéluctablement dans le monde présent. Alors qu’Erwin Olaf cherche à joindre passé et présent en construisant des ponts entre les époques, l’exposition en construit entre les différentes décennies de sa carrière photographique. “A journey in Black and White” : comme l’annonce son nom, l’exposition présentée à la galerie Rabouan Moussion jusqu’au 28 février est un voyage en noir et blanc permettant en quatre sections thématiques une plongée dans quarante ans de création. Un parcours dont les flèches pointent autant vers une marche avant qu’une marche arrière. Mais quelle que soit la direction que l’on décide d’emprunter, l’impression qu’il laisse est celle d’une mystérieuse mélancolie.
Dans April Fool (2020), la plus récente des séries accrochées dans l’exposition, l’artiste se prend lui-même au jeu du déguisement et entre en scène comme un bouffon tout droit sorti d’un théâtre. Respectant la palette chromatique de l’exposition, le photographe apparait maquillé de blanc, coiffé d’un chapeau de bouffon assorti et habillé de noir dans des rues vides, des supermarchés désertés ou des salles dépouillées. Tout, des expressions tristes de son visage de Pierrot la lune contemporain aux décors désolés, reflète l’isolement que ressent ce pantin égaré. En réalité, ces clichés ne sont qu’une révélation photographique du monde en négatif – noir, blanc et vide – que nous habitons depuis mars dernier. Et comme sur tout négatif photographique, il en jaillit avant tout le contraste : entre la lumière et l’obscurité, le classique et le contemporain, mais aussi entre une esthétique léchée et un sujet fêlé. “Ce que je veux avant tout montrer, c’est un monde parfait comportant une fissure. Je veux rendre l’image suffisamment séduisante pour attirer les gens dans le récit, puis les marquer”, explique l’artiste dans le communiqué de presse de l’exposition. Dans sa mise en scène du désœuvrement, cette narration visuelle fictive n’a plus qu’une différence avec notre réalité : pour nous, le poisson d’avril n’en est plus un.
Oscillant entre surréalisme magique et réalité dystopique, les images d’Erwin Olaf sont un conte onirique et cauchemardesque à la fois. Racontant leur genèse, l’artiste précise, cynique: “La peur et l’impuissance dominent en moi depuis quelques semaines ; je me sens comme un simple figurant dans un film d’épouvante (…). Le château de cartes s’effondre et nous sommes tous des clowns.” Des clowns dont l’humour pourrait bien, actuellement, être la principale clé vers l’évasion.