25 août 2022

Empire of the Senses: Nobuyoshi Araki at the musée Guimet

À l’occasion de l’exposition consacrée à Nobuyoshi Araki au musée Guimet, retour sur l’œuvre du maître de la photographie avec des photos inédites pour Numéro Homme.

Pléthorique, l’œuvre de Nobuyoshi Araki compose un immense journal intime qui lie toujours plus étroitement l’érotisme et la mort, égrenant la fuite du temps avec une énergie vorace. Le grand photographe japonais réalise pour Numéro Homme une série de nus exclusive, où le symbole du cœur se joint aux motifs récurrents de son univers. 

 

Les yeux rieurs, les cheveux hirsutes, le ventre rebondi, les lunettes rondes, animé d’une phénoménale énergie, Nobuyoshi Araki se promène à Tokyo à une vitesse effrénée, avec un rire tonitruant et cette irrésistible envie de faire des bêtises. Il se balade dans la vie comme si de rien n’était, avec son appareil photo en bandoulière, qui ne l’a pas quitté depuis ses 12 ans… même s’il aime à dire que la première photographie qu’il a prise est celle du vagin de sa mère après être né ! Son adoration obsessionnelle du sexe féminin vient sans doute de là.

 

Araki vient de là, comme tous les hommes, et il veut y retourner. Le sexe a longtemps été l’objet de sa conquête photographique, jusqu’à ce qu’il rencontre l’amour, sa femme Yoko. à l’époque, il travaille dans la célèbre agence de publicité japonaise Dentsu, où il dit avoir tout appris de ce qui compte en photographie : “Dans ce métier, on profite du travail pour se faire sa propre pub plutôt que celle du produit ou de son client […]. Alors j’ai compris qu’il fallait que je sorte très vite de là si je voulais m’orienter vers l’art.” Yoko fait également partie de l’agence, ils tombent amoureux, se marient. Pendant leur voyage de noces, Araki ne quitte pas son appareil, même (surtout) dans les moments les plus intimes. C’est ainsi qu’est prise la photo en noir et blanc (la couleur viendra plus tard “pour apporter la vie”) qui le fait connaître : celle de sa femme au point culminant de l’orgasme.

 

 

Le crocodile est l’un des alter ego de l’artiste qui, ne pouvant ou ne voulant apparaître sur la photo, s’y glisse sous une autre forme, à une moindre échelle.

 

 

Ses photographies sont les fragments de sa vie, qui n’ont de sens que quand elles se suivent et se répondent. Parfois, un livre peut-être édité quelques semaines après un shooting, et cette rapidité montre l’urgence pour l’artiste à compiler ce qu’il a créé. C’est donc souvent Araki qui se publie lui-même. Ses livres lui permettent de composer le fil de son existence et sans doute de trouver un sens à ce qu’il vit, ou du moins une certaine fluidité. Ses images non retouchées, brutes, arrachées au réel, il les assemble. Le livre devient le story-board de sa réalité. Son quotidien s’inscrit alors dans une continuité au sein de laquelle il se positionne comme élément central et extérieur, tel l’enfant à qui on raconte une histoire qui n’est autre que la sienne.

 

La juxtaposition des photos dans les ouvrages d’Araki est une composition de la réalité, même s’il dit qu’elle est faite de manière aléatoire. Tout semble naturel, à commencer par ses sujets, enfin, son sujet fétiche : les femmes, les jeunes femmes, qui, la plupart du temps, vivent leur passage devant le photographe comme une expérience libératrice, transgressive, qui permet de s’affranchir de ses propres tabous et de découvrir sa sexualité. C’est oublier que l’homme derrière l’objectif organise la réalité exactement telle qu’il la souhaite. Et Araki le fait de façon très dynamique, presque joyeuse. Les prises de vues ressemblent à des scènes où des enfants dévergondés vont de découvertes surprenantes en éclats de rire, avec insouciance ; sans doute est-ce fondamental pour contrebalancer la douleur des têtes renversées à la verticale, attachées par des cordes, dans des positions très inconfortables mais supposées sensuelles et sexuelles. 

 

Avant Araki, et notamment au Japon, la photographie était réservée au grand reportage. En y introduisant le sentiment personnel et sa totale subjectivité, Araki transforme le 8e art et le libère, sans doute bien davantage que les femmes qu’il met en scène. La photographie peut alors représenter ce que chacun de nous ressent et être le témoin des propres débordements de l’artiste, quels qu’il soient. Car c’est encore ce qui caractérise Araki, son appétit de vivre, de vivre à toute allure et de laisser la trace de ce qu’il fut à chaque instant. Au-delà du débat récurrent – basé sur de légitimes observations – de savoir si ses photographies sont de l’art ou de la pornographie, la question que pose Araki est celle de l’intime. La frontière de plus en plus poreuse entre public et privé, lui l’a fait valser depuis longtemps, et c’est en cela qu’il est un précurseur. Tout comme il l’a été en matière de photographie de nu féminin, puisqu’il est le premier à avoir mis en scène de cette façon le corps et le sexe de la femme. Ils ne sont plus objets, mais deviennent paysages – certains de ses nus s’apparentant à un véritable travail de nature morte. 

 

Le fond rouge – mur ou canapé –, sa couleur préférée, qui prend sa dimension picturale lors d’une vision de son enfance : “Quand les bombes incendiaires des B-29 américains ont teinté le ciel japonais de rouge, j’ai trouvé cela très beau. J’avais alors 5 ans. De mon enfance, j’ai développé tout mon travail photographique.” Il faut ensuite souligner les fleurs, symboles de l’éphémère, très présentes, puissantes, dans toute l’œuvre d’Araki, métaphores savoureuses du sexe féminin. Dans ces pages, elles sont aussi rouge sang, presque trop ouvertes, au bord de se faner, comme dans l’amour, juste avant le point de rupture, si souvent appelé “la petite mort”. La mort et le sexe sont si intrinsèquement liés chez Araki que l’on ne sait plus où il se situe lui-même, comme s’il regardait les femmes depuis le versant opposé de la vie. Il dit d’ailleurs ficeler le corps des femmes “car seul le corps des femmes peut être noué. Je ligote les femmes parce que je sais que je ne peux pas attacher leur âme”.

 

 

Araki dit ficeler le corps des femmes car “seul le corps des femmes peut être noué. Je ligote les femmes parce que je sais que je ne peux pas attacher leur âme”. 

 

 

Appelé kinbaku, ce jeu de cordes, véritable art dans la tradition japonaise, vise la mise en valeur du corps de l’autre pour mettre à nu ses émotions. Le kinbaku peut être associé à des sexualités diverses, des activités tantriques, mais aussi à la danse et aux arts martiaux. Le collier de chien présenté dans notre série rappelle les cordes qu’Araki utilise (et qu’il a longtemps portées sur lui, au cas où…) pour simuler la strangulation de ses sujets. De là à savoir pourquoi l’artiste veut attraper l’âme des femmes et ne peut les laisser aller… c’est une autre question, que le petit crocodile couleur arc-en-ciel pourrait peut-être nous aider à élucider. Il s’agit là d’une mise en abyme typique de son œuvre, le crocodile étant l’un des alter ego de l’artiste qui, ne pouvant ou ne voulant apparaître sur la photo, s’y glisse sous une autre forme, à une moindre échelle, où il peut à la fois tout et rien faire. Ce crocodile a été tiré du formidable bestiaire que l’artiste s’est constitué au fil des ans et qu’il garde chez lui. Araki affirme avoir “continuellement besoin de compagnie”,de camarades autour de lui, “car je me sens souvent solitaire, et ces monstres sont mes alter ego”. Ceci n’est pas sans rappeler les lits d’enfants couverts de peluches qui finissent pas ensevelir petites filles et petits garçons : un rempart leur permettant de trouver le sommeil… Mais de quoi Araki a-t-il peur ? De quels monstres était peuplée son enfance pour qu’il doive aujourd’hui encore se prémunir contre la solitude ?

 

 

Nobuyoshi Araki, exposition du 12 avril au 5 septembre au musée national des Arts asiatiques – Guimet, Paris 16e.