6 juil 2023

Du studio photo à la backroom, comment Paul Mpagi Sepuya révèle le caché

Depuis une dizaine d’années, Paul Mpagi Sepuya explore les coulisses du studio de photographie dans des clichés souvent intimes où se croisent, dénudés, ses amis, ses amants et lui-même. À la galerie Peter Kilchmann, entre Paris et Zurich, l’Américain présente actuellement ses dernières séries dans une double exposition qui témoigne de son art de la mise en abyme et son talent à faire saillir l’invisible, déroulant une puissante réflexion visuelle sur le médium photographique et son histoire. Rencontre.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Numéro : À la galerie Peter Kilchmann, à Paris, vous présentez Daylight Studio, récente série inspirée par les studios de photographie du dix-neuvième siècle où étaient réalisés principalement des portraits des bourgeois les plus aisés. Pourquoi vous ont-ils attiré ?

Paul Mpagi Sepuya : Lorsque je me suis installé dans mon studio actuel à Los Angeles, je me suis dit : “qu’est-ce que je peux faire de tout cet espace ?”. J’ai ainsi commencé à me plonger dans l’histoire des studios photo. Ceux de la fin du dix-neuvième siècle, des années vingt aux années cinquante en Europe et en Amérique du Nord m’intéressaient particulièrement, notamment par les objets qu’ils contenaient : tapis turques, sculptures néoclassiques sur piédestal, objets récoltés en Afrique ou en Asie du Sud… Tous ce patrimoine matériel qui était en fait le fruit du colonialisme européen, encore à son apogée. En pleine pandémie, alors qu’il était impossible pour moi de photographier mes amis, je passais énormément de temps sur les sites d’antiquaires à chercher ce type d’objets et à parcourir les stocks qu’ils avaient. Du côté de West Hollywood, j’ai trouvé ces piédestaux en bois récupérés d’un studio français de 1870, ailleurs, des objets africains de la même époque, puis une amie a créé pour moi des coussins qu’elle a recouvert de motifs d’époque…

 

Quel sens donnez-vous à ces objets dans vos images ?Dans tout ce pan de l’histoire de la photographie, ces objets s’intégraient à des décors où les Européens pouvaient asseoir leur position, leur pouvoir, voire l’étendue de leur empire. À ce titre, le travail de F. Holland Day (1864-1933) [photographe américain, représentant du pictorialisme] m’a beaucoup intéressé. Dans le Boston des années 1900, il photographiait ses sujets vêtus différents accessoires, coiffes et costumes. Lorsqu’il faisait porter ces ensembles à des hommes blancs, il les mettait en scène tels des dieux grecs et ceux-ci étaient décrits comme des incarnations de l’idéal masculin. Puis, lorsqu’il faisait porter les mêmes accessoires à l’artiste et mannequin noir J. Alexander Skeete, il le mettait dans la peau de l’empereur éthiopien Menelek II, et on le qualifiait désormais prince de Nubie. Cette fabrique du pouvoir par l’image m’a beaucoup inspiré pour planter le décor de mes clichés.

 

 

“Je ne me photographie jamais pour révéler une part intime ou intérieure de moi-même.”

 

 

 

Dès votre première grande série Studio Works (2010-2011), le studio du photographe s’est affirmé comme le personnage principal de vos images, qui en sont devenues de véritables mises en abyme.  Comment votre relation avec cet espace a-t-elle évolué au fil de votre carrière ?

Le studio est en effet essentiel en ce qu’il installe tout le contexte de mes images, mais je l’ai toujours séparé distinctement de l’endroit où je vis. On le voit dans mes photos d’ailleurs : cela reste avant tout un espace de travail, dans la grande tradition des artistes. Avant 2010, je faisais principalement mes photos chez moi, jusqu’à ma résidence au Centre pour la photographie de Woodstock où j’ai commencé à utiliser quotidiennement l’espace pour photographier, imprimer mes images, les installer dans l’espace et réaménager ce dernier avant de rephotographier l’ensemble. Cette manière d’échafauder mes projets jour après jour, je l’ai maintenue après à Harlem, dans un studio où j’étais entouré d’amis, d’objets de matériaux…  Puis je suis rentré à Los Angeles et j’ai pris un studio très fonctionnel, typique des ateliers post-années soixante-dix : des bancs en bois, des murs en plâtre, un sol en béton… Un peu à la Bruce Nauman. Enfin, il y a deux ans, j’ai pris possession du vaste studio où je travaille actuellement, dont la surface m’a permis de réaliser les deux récentes séries que j’expose à la galerie Peter Kilchmann en ce moment. Ici, je peux baigner mes photographies de lumière diurne mais aussi les plonger dans un éclairage rouge, comme celui de la chambre noire.

L’arrivée des miroirs dans vos images a marqué une grande étape dans votre carrière et continue aujourd’hui de vous inspirer de nouvelles mises en scène. Vous souvenez-vous des premières fois où vous les avez photographiés ?

Les miroirs sont arrivés quand je suis rentré de New York pour m’installer en Californie. Il faudrait que je retrouve des notes de l’époque, mais je sais que déjà, sans en avoir vraiment conscience, je photographiais très souvent les miroirs dans les maisons de mes amis. Un jour, je suis allé dans une quincaillerie pour y acheter le plus grand miroir qui pouvait rentrer dans ma voiture. Je l’ai mis en scène dans mon studio et j’y ai photographié mon reflet. Puis j’ai commencé à recouvrir leur surface avec mes tissus, ce qui m’a inévitablement conduit à acheter des miroirs de plus en plus grands. C’est ainsi que l’on a commencé à voir apparaître dans mes images les fragments de corps et d’objets découpés par leur surface et le cadrage, pour lesquels on me connaît aujourd’hui.

 

 

“J’ai voulu que mes images révèlent les interactions cachées entre mes modèles. Comme ce qui peut se passer dans l’intimité d’une backroom.”

 

 

 

Dans votre autre grande série Dark Room, également présentée à Paris, le miroir occupe à nouveau une place centrale puisqu’on le remarque d’autant plus sous l’éclairage intégralement rouge. Le titre de la série a un double sens : d’un côté, il fait désigne la chambre noire des photographes et de l’autre, les backrooms, ces salles sombres des clubs gay dédiées aux rencontres sexuelles. Comment ce projet est-il né ?

Comme beaucoup de photographes, j’utilise des grands draps de velours noir pour recouvrir les murs et parois de mon studio. En manipulant ce tissu et mes miroirs pour jouer avec la lumière et la réflexion, l’opacité et la dissimulation, j’ai vu apparaître à l’image des détails que l’on ne voyait pas avant. Des marques laissées par des amis qui s’appuyaient sur la surface des miroirs, les empreintes de doigts que j’y laissais après les avoir manipulés… Le fait que le velours dévoile ces traces auparavant invisibles m’a rappelé la chambre noire et la magie qui y opère quand, sous le faible éclairage, une image naît sur le papier blanc. C’est là que Dark Room a commencé : des amis m’ont demandé s’ils pouvaient être photographiés dans cet espace que j’avais constitué, qui est devenu peu à peu un espace social. J’ai voulu en faire un espace ludique, où les images révèleraient ces interactions cachées entre mes modèles, les objets et moi. Comme ce qui peut se passer dans l’intimité d’une backroom.

Les ateliers des grands sculpteurs vous auraient également inspiré pour cette série

Oui, comme celui d’Auguste Rodin, où le public venait admirer au grand jour des corps très érotisés. Je m’intéresse beaucoup à l’exhibitionnisme et au voyeurisme. Ce qui me plaît avec mon studio, dont l’étage d’en haut est complètement baigné par la lumière naturelle, c’est de pouvoir jouer avec les décors et l’exposition pour créer des ambiances totalement différentes. La journée, on est en plein dans le “Daylight Studio”, puis lorsque j’étais les lumières on entre soudainement dans la “Dark Room” et on découvre des éléments que l’on n’aurait pas forcément remarqués à la lumière du jour. J’intègre toujours des touches d’anachronisme dans ces clichés : on y trouve parfois un jockstrap ou une basket à côté des coussins en velours, puis une sculpture du dix-huitième et un cadre antique en argent. Mes tirages retranscrivent simultanément différentes époques, sans pour autant chercher à les reconstituer complètement.

 

 

“Le studio est un espace intermédiaire où le réel s’amplifie et se transforme.”

 

 

À l’image des œuvres des grands peintres et sculpteurs, la composition de vos images est toujours extrêmement travaillée, entre les mouvements, les postures, le placement des modèles et le décor. On vous imagine véritable chorégraphe des corps. Avez-vous une expérience dans la danse ?

On me le demande tout le temps, mais non ! Au sein des décors que je constitue, le fait qu’il n’y ait pas de mise en scène ni de chorégraphie est justement essentiel. Pour moi, il s’agit avant tout de capter ce qui se passe sur le moment à travers l’objectif, voir comment les individus et les éléments interagissent entre eux de la façon la plus naturelle possible. C’est souvent comme ça que naissent mes meilleures photos. Certains de mes modèles sont assez exhibitionnistes, d’autres très pudiques et se prêteront à des portraits plus traditionnels et moins érotiques, mais mes scènes ne sont jamais crues ni explicites. Je réagis beaucoup à ce que mes amis proposent, selon s’ils se sentent à l’aise de s’asseoir dans une tenue qu’ils apprécient, ou très sexy et qu’ils veulent se montrer plus lascifs devant l’objectif, ou encore s’ils veulent être photographiés avec leur compagnon… Tout ce qui se passe à l’extérieur se rejoue devant l’objectif.


Depuis vos débuts à New York, vous accueillez en effet dans votre studio de nombreux amis, amants et personnes LGBTQ+. Qualifieriez-vous ce lieu de “safe space” ?
J’hésite à le qualifier comme tel, vu le contexte actuel aux États-Unis et les différentes crises de notre monde, qui donnent à la notion de safe space un sens bien plus grave et politique. Pour moi, le studio est avant tout un espace qui permet d’inviter et de retravailler ce qui existe en dehors. Les amitiés, conversations, relations de l’extérieur peuvent y devenir un matériau pour créer des images qui, une fois dévoilées, prolongeront ces échanges. C’est un espace intermédiaire où le réel s’amplifie et se transforme.

Outre votre entourage, vous n’avez cessé d’apparaître dans vos œuvres, que cela soit frontalement ou plus discrètement, ne laissant rentrer dans le cadre que quelques parties de votre corps. Est-ce une manière de secouer la tradition l’autoportrait ?
Lorsque je me prends en photo, je ne réfléchis pas vraiment à l’autoportrait. Je pense surtout à m’immortaliser dans l’espace, en gardant en tête l’histoire complexe de la représentation des corps noirs par l’image en Occident. Tout cela est arrivé très naturellement : j’ai commencé en photographiant ma famille et, souvent, je m’asseyais à côté de ses membres ou de mes amis devant l’objectif, puis très spontanément je me suis mis à me photographier seul. L’autoportrait n’est pas au centre de ma pratique mais je n’aime pas trop non plus quand les portraitistes qui immortalisent tout et tout le monde sauf eux-mêmes : il faut trouver le juste équilibre. Pour autant, je ne me photographie jamais pour révéler une part intime ou intérieure de moi-même. Dans mes images, tout reste finalement très matériel.

 

 

“Le fait qu’il n’y ait pas de mise en scène ni de chorégraphie de mes modèles est essentiel.”

 

 

En 2019, lors de votre participation à la Biennale du Whitney Museum, vous avez invité neuf de ces amis à présenter leurs photographies de vous dans votre studio, dans une installation où vous n’avez montré que deux images réalisées par vous. Était-ce une manière de remettre en question la propriété de l’œuvre par son auteur ?

J’ai toujours photographié mes amis et ils m’ont toujours photographié. Ainsi, il y a quelques années, afin de changer de perspective, j’ai demandé à neuf d’entre eux s’ils souhaitaient utiliser mon studio pour me photographier en train de travailler. On les voit d’ailleurs dans certaines de mes œuvres, de 2017 ou 2018, où ils peuvent apparaître dans le cadre en train d’appuyer sur le déclencheur… Sauf que le public a souvent pensé qu’ils étaient mes assistants ou qu’ils posaient pour moi, ce qui était assez embêtant ! Étant donné que présenter leurs photos avec les miennes dans une galerie était compliqué, car cela rendrait les choses confuses aux yeux des collectionneurs, je l’ai fait au Whitney en mettant le nom de chaque photographe sur les cartels. Malheureusement, beaucoup de visiteurs ne les lisaient pas et ont donc cru que toutes les images étaient de moi, ce que je n’avais pas anticipé. Mais on apprend avec chaque nouvelle exposition !

Vous dites envisager la blackness [notion qui désigne la singularité de l’expérience et de l’identité noire, mais aussi terme qui signifie “obscurité”] et la queerness” [notion qui désigne la singularité de l’expérience et de l’identité queer] comme des outils qui guident votre photographie et votre regard. Que voulez-vous dire par là ?

Quand on parle de blackness, on pense tout de suite aux images des personnes ou de la culture noires, qui sont essentielles à l’incarnation de ce concept. Moi, j’utilise la blackness et le noir comme outils photographiques afin de faire apparaître sur la surface ce que l’on ne voyait pas jusqu’alors, comme en atteste ma série Dark Room. Les images qui en résultent rejoignent donc également l’idée de blackness, mais d’une manière complètement différente et moins littérale. Concernant l’apport de la queerness dans le processus, il me permet quant à lui de comprendre les intentions derrière la prise de vue. Toute photographie est produit d’un désir, n’est-ce pas ? Alors en considérant la queerness comme origine des images, on en vient à s’interroger sur ce qui guide notre désir de photographe ou de spectateur, qu’il soit scopophile, érotique, intellectuel… Tout l’intérêt du queer est justement de s’écarter des limites, définitions et assignations rigides qui peuvent gouverner les relations et les interactions entre les corps et l’environnement. Cette notion invite à se réapproprier l’espace photographique de multiples manières.

 

 

“J’utilise la “blackness” comme outil photographique, afin de faire apparaître sur la surface ce que l’on ne voyait pas jusqu’alors.”

 

 

Depuis des années, votre œuvre décline les mêmes thématiques et sujets. N’avez-vous pas peur de les épuiser un jour ?
Je ne me pose trop pas de questions : je fais ce que je fais jusqu’à ce que je n’en puisse plus, et là j’arrête. C’est aussi simple que cela. Chacun de mes projets répond à une question que je me pose, et il sera vraiment réussi s’il pose de nouvelles questions qui entraînent de nouvelles réponses, et ainsi de suite. Quand j’ai changé de studio, par exemple, cela a ouvert des perspectives inédites et imprévisibles dans mon travail : sans vraiment savoir où j’allais, j’ai commencé à faire des images qui exploitaient sa vaste surface en jouant sur l’intérieur et l’extérieur. Et aujourd’hui, à la galerie Peter Kilchmann, à Paris, l’exposition associe Dark Room et Daylight Studio à mes natures mortes des séries Flowers et Silver, qui se concentrent respectivement sur les fleurs et les pièces d’argenterie. Pendant qu’à Zurich, je montre notamment des œuvres que je n’avais pas su jusqu’alors comment intégrer des mes expositions : des structures à roulettes en bois sur lesquelles j’ai imprimé mes images, qui font écho aux miroirs mobiles que j’utilise dans mon studio depuis trois ans. Parce que, soyons honnête, la dernière chose que je ferais, c’est bien d’installer un miroir dans mon exposition !

 

Paul Mpagi Sepuya, “Lustrer” et “Push/Pull”, jusqu’au 28 juillet 2023 à la galerie Peter Kilchmann, Paris et Zurich.