23 juin 2021

Deux stars de l’art transforment Lafayette Anticipations en jardin fantastique

Passionnés par la nature, ses nombreux mythes et légendes, Marguerite Humeau et Jean-Marie Appriou les explorent depuis une dizaine d’années dans leurs pratiques artistiques individuelles. À la fondation Lafayette Anticipations, les deux plasticiens français unissent pour la première fois leurs forces pour créer à quatre mains un parcours jalonné de verdure. Jusqu’au 5 septembre, végétation foisonnante et créatures fantastiques y déroulent une odyssée poétique traversant les mondes souterrains, subaquatiques et célestes.

Le temps a passé et des fleurs ont poussé à la fondation Lafayette Anticipations. Alors que pendant près de sept mois, aucun visiteur n’a pu fouler les sols de l’institution parisienne en raison du contexte sanitaire, le temps suspendu à l’échelle humaine n’a pas empêché la nature de croître dans ce lieu d’art et de création. Accueilli en ses lieux entre octobre et mai derniers, le projet immersif de l’artiste américaine Wu Tsang à la fondation faisait partie de ces expositions “sacrifiées” que le public n’a pu voir que quelques jours et qui n’ont finalement jamais rouvert leurs portes. Heureux choix de programmation, sa nouvelle exposition sonne toutefois comme la célébration foisonnante de ce retour de l’activité culturelle : invités il y a quelques mois par la commissaire d’exposition Rebecca Lamarche-Vadel, les deux artistes français Marguerite Humeau et Jean-Marie Appriou investissent tout l’été durant de leurs recherches inédites l’architecture signée par Rem Koolhaas, qui démontre une fois encore son potentiel modulable depuis l’inauguration du bâtiment en 2018. En effet, dès l’instant où l’on passe les portes coulissantes automatiques de l’édifice, un immense jardin dans le hall se dévoile entre ses colonnes centrales : sur une terre brune à peine visible, des dizaines de variétés végétales ont proliféré: des feuilles de lierres, fougères ou encore orchidées dont la hauteur crée, dans l’espace, un parcours sinueux où la verdure triomphe. Dense mais non mois organisée, cette première mise en scène paraît si sophistiquée qu’elle pourrait être celle d’un défilé de mode, autour de laquelle les spectateurs aligneraient leurs sièges pour former un U.

De la nature à ses créatures

 

 

L’énigme de cette installation trouve sa réponse dès le titre de cette exposition en duo, choisi par Marguerite Humeau : “Surface Horizon”. Désireuse de faire ressurgir les horizons, soit en pédologie les différentes couches souvent cachées qui composent le sol sous nos pieds, l’artiste formule dès le départ sa volonté de lever le voile sur une zone mystérieuse de notre nature où sont également ensevelis nos morts, avant d’y redevenir une matière fertile. Résidente de Londres, la trentenaire s’est fascinée, lors de ses nombreuses promenades de confinement, pour les mauvaises herbes qui envahissent les pelouses des grands parcs de la capitale britannique. Un intérêt qui a amenée la plasticienne, déjà passionnée par la science et les nombreuses curiosités du vivant, à inviter des plantes dans l’exposition : à Lafayette Anticipations, des espèces parasites comme le chèvrefeuille et la passiflore fourmillent de l’intérieur à l’extérieur du bâtiment jusqu’à envahir le mur de sa cour, manière pour l’artiste d’agréger au monde végétal une inévitable – si elle n’est ironique – puissance virale. Eclairée de l’intérieur par une chaude lumière jaune, la serre blanche érigée par Marguerite Humeau à l’étage supérieur brouille davantage les pistes : serait-ce là un projet à visée botanique, plutôt qu’artistique ? L’intervention de Jean-Marie Appriou met fin au doute. Dès le rez-de-chaussée, ses personnages amphibies, immenses visages dépourvus de corps dissous dans le corail ou agiles corps sans visages entre l’homme-grenouille et la sirène, s’immiscent dans l’exposition pour animer ce décor organique.

 

 

Un projet in situ et à quatre mains

 

 

Cela fait plus d’un an que Marguerite Humeau et Jean-Marie Appriou, également amis, travaillent à quatre mains. L’une depuis Londres et l’autre depuis Paris ont entamé à distance un riche dialogue, nourri tout au long de cette année mouvementée par des échanges de textes, d’images et de croquis. Du déroulement du parcours à la scénographie de l’exposition, les deux artistes ont tout pensé ensemble en avançant individuellement sur leurs pratiques respectives. Quatre sculptures incarnent particulièrement cet échange créatif : associées chaque fois à un élément (air, feu, eau, terre), celles-ci rassemblent serpent, dragon, singe ou encore sauterelle géante modelés par Jean-Marie Appriou et de fines impressions 3D de Marguerite Humeau imitant diverses variétés de plantes pour composer des formes de stèles fantastiques à l’aura sacrée. Si de nombreuses ébauches de paysages et de créatures ont au fil des mois émergé des deux côtés, considérées par les artistes comme autant d’étapes du projet, on s’étonnera d’en découvrir quelques unes au dernier étage de l’exposition. Assumant une fois de plus son rôle d’espace protéiforme de création artistique contre une présentation académique et figée, Lafayette Anticipations consacre sa salle finale aux coulisses de ce travail, qui pourrait aussi bien s’en faire l’annexe que l’antichambre. Des dessins de Marguerite Humeau travaillés aux pastels couches par couches, où semblent saillir des spectres végétaux dans des nuées de couleurs vives, aux tabourets en argile de Jean-Marie Appriou, où silhouettes florales ou anthropomorphes se fondent dans leur assise pendant qu’y émergent de surprenants yeux en verre, ces pièces n’ont rien à envier aux œuvres finales. Présenter publiquement ces moments intermédiaires du projet opère alors comme une démonstration, rappelant combien le processus créatif est à la fois interminable et intrinsèquement mouvant. Les esquisses de la plasticienne, dont on connaît principalement l’œuvre en volume, révèlent en effet un volet jusqu’alors méconnu de sa pratique, tandis que les croquis en argile du sculpteur n’ont pas grand chose à voir avec ses formes finales. Ce dernier a d’ailleurs transformé pendant un mois et demi la fondation en atelier et fait livrer des tonnes de terre afin de la sculpter sur place avec son équipe, comme pour ancrer davantage ses œuvres dans le théâtre de leur conception.

Une odyssée mouvante et protéiforme

 

Partie des mondes souterrains et subaquatiques pour jaillir dans notre environnement terrestre, l’exposition “Surface Horizon” a des airs d’exhumation, une exhumation bienfaitrice qui déroule une odyssée en plusieurs chapitres. A la nature concrète et aux créatures fantastiques convoquées ici se conjuguent des inspirations et personnages multiples, des Amas – femmes plongeuses et pêcheuses de perles au Japon – aux magicicadas – cigales américaines vivant sous terre pendant dix-sept ans avant d’en ressortir pour procréer – en passant par les dessins oniriques de William Blake et les nombreuses espèces végétales, qui ont soufflé aux deux artistes certaines de leurs formes. Mais, comme dans tout bon récit d’aventure et de légende, rien n’est figé. Sur l’intention des artistes, la plupart des matériaux utilisés y sont à ce titre périssables ou instables : dès le montage des biotopes de Marguerite Humeau, abeilles et bourdons s’y sont invités pour butiner le pollen des fleurs, tandis que fourmis, mouches et autres insectes sont venus parcourir les plantes et altérer lentement leur paysage. Habitué à envoyer ses sculptures à la fonderie pour les couler dans l’aluminium, Jean-Marie Appriou a quant à lui préféré s’en tenir à la terre originale de ses nouvelles créations in situ, qu’il a seulement recouverte de cire pour laisser saillir ses couleurs et varier sa matière. Au troisième étage du bâtiment, particulièrement apprécié pour son ouverture vitrée vers le ciel parisien, l’artiste a déployé au mur une immense fresque dont les teintes jaunes, vertes, rosées et bleutées, mais également les reliefs et craquelures esquissent les cratères d’un paysage cosmique inconnu. Exposée directement à la lumière du soleil, sa texture évoluera au gré des chaleurs estivales jusqu’à la clôture de l’exposition début septembre, lors de laquelle les plantes et fleurs installées à Lafayette Anticipations seront mises à disposition du public comme un don généreux des artistes aux visiteurs. Hors les murs de la fondation, celles-ci continueront à croître, souvenirs vivaces d’un moment éphémère où la nature aura, quelques mois durant, repris ses droits.

 

 

Surface Horizon, jusqu’au 5 septembre à Lafayette Anticipations, Paris 4e.