De Paris à Lisbonne, 5 rendez-vous artistiques à ne pas manquer pour la saison France-Portugal
Depuis la mi-février et jusqu’à la fin octobre, la France et le Portugal sont liés par un événement majeur : la saison France-Portugal, animée par de nombreux événements culturels et débats d’actualités au sein des deux pays d’Europe occidentale. Au programme, une pléthore d’expositions et parmi elle, d’ambitieux projets d’art moderne et contemporain. Du grand hommage aux femmes artistes portugaises au CCC OD de Tours à la traversée nocturne de la collection d’Antoine de Galbert au MAAT à Lisbonne, en passant par un dialogue entre trois figures majeures de l’art portugais au Centre Pompidou, focus sur cinq projets qui marqueront cette saison, tout en rappelant les liens forts qui unissent ces deux pays de l’Union européenne.
Par Matthieu Jacquet.
1. Le nec plus ultra des artistes portugaises, de 1900 à 2022 au CCC OD (Tours)
Une femme au regard dur, les cheveux bruns attachés en chignon et vêtue d’un manteau écarlate plonge ses yeux dans ceux du spectateur. Tel est le visage de l’artiste Aurélia de Souza, dans l’autoportrait sur toile datant de 1900 servant de point de départ à l’exposition “Tout ce que je veux” présentée au CCC OD de Tours. Née en 1866 au Chili, cette peintre qui a passé toute la fin de sa vie au Portugal fait partie des quarante artistes portugaises dont l’œuvre, pour la plupart, n’a pas été reconnue à la hauteur de leur talent, contribuant à écrire une histoire de l’art nationale – comme dans l’écrasante majorité des pays – essentiellement masculine. C’est à ce grand manque qu’entend répondre l’exposition initiée par la Fondation Calouste Gulbenkian dans le centre contemporain tourangeau qui vise à “promouvoir le savoir et à améliorer la qualité de vie des personnes à travers l’art, la bienfaisance, la science et l’éducation”. Réalisées de l’aube du 20e siècle à aujourd’hui, les œuvres réparties thématiquement dans l’espace, permettent de découvrir la puissance et l’éclectisme de la production artistique du pays, portée par des artistes souvent écartés des grands livres et des institutions. De la guerre à la nature en passant par le portrait, le colonialisme ou encore la condition des femmes, les thématiques et les formes sont nombreuses. Parmi les noms exposés les plus connus, on trouve notamment la plasticienne Paula Rego, dont les peintures charnelles, parfois provocantes, et les poupées inquiétantes occupent actuellement une salle entière de l’exposition principale de la 59e Biennale de Venise. À ses côtés figurent également la photographe Helena Almeida, disparue en 2018, qui a fait de l’autoportrait et de la question du mouvement l’objet de sa pratique, en noir et blanc ponctuée de touches de couleur bleues, ou encore Joana Vasconcelos, invitée en 2012 à investir le château de Versailles et célèbre pour ses installations souvent monumentales explorant le monde domestique, notamment à travers le textile. Outre ces noms familiers, la sélection présentée offre l’opportunité de découvrir des dizaines de femmes dont les œuvres méritent définitivement, au-delà d’expositions temporaires, d’intégrer les collections muséales et les ouvrages d’histoire de l’art.
2. L’Europe vue sous un nouvel angle à la Fondation Calouste Gulbenkian (Lisbonne)
Avec son double siège à Paris et à Lisbonne, la Fondation Calouste Gulbenkian est un acteur clé de cette saison France-Portugal. Outre “Tout ce que je veux” à Tours, elle accueille en effet dans ses espaces d’exposition de Lisbonne “EUROPA OXALA”, un projet collectif présenté précédemment au Mucem à Marseille, qui réunit 21 artistes contemporains basés pour la plupart en Europe occidentale, tous immigrés, enfants ou petits-enfants d’immigrés, dont la pratique explore pour la plupart leurs racines et leurs liens parfois complexes avec leur histoire et leur pays d’origine, qu’il s’agisse du Congo, de l’Angola ou encore de Madagascar. Racisme et colonisation sont bien évidemment au cœur du propos de cette exposition engagée, mais qui dépasse le constat socio-culturel pour défendre avant tout une grande diversité de regards et de tons : si les mains en plâtre blanc menottées par des ceintures en cuir émergeant des cimaises de Sabrina Belouaar ouvrent l’exposition – manière de rappeler la douloureuse histoire de l’esclavage des Noirs autant que l’esclavage des travailleurs modernes –, d’autres artistes évoquent leurs racines de façon toute différente, apportant un contrepoint plus sensible et empli d’espoir à des réalités parfois difficiles. C’est notamment le cas de Mohamed Bourouissa, dont la série de clichés célèbre les jeunes issus des quartiers qui sillonnent quotidiennement les rues du quartier parisien de Châtelet-Les Halles. Le film de Sara Sadik, lui, est un récit d’amour situé sur les flancs de Marseille et modélisé en 3D à la manière du jeu vidéo GTA. Enfin, avec ses drapeaux de pays transformés et sa mappemonde en rotation rapide, Fayçal Baghriche fait délibérément exploser, quant à lui, la notion d’identité nationale. Présent par bribes au fil de l’exposition, l’être humain y apparaît sous diverses formes. Celle d’une voix – au fil des récits d’immigrants africains enregistrés par Monica de Miranda. Ou bien à travers une silhouette – comme celle imprimée sur PVC par la Norvégienne d’origine congolaise Sandra Mujinga, dont l’ombre pourrait bien convoquer le spectre du passé de son pays. Ou bien encore celle d’un avatar – comme celui qu’imagine la jeune Française Josèfa Ntjam, dont le visage maquillé se recouvre aussi bien d’éléments cyborg que de masque africains. Déclamant un poème aux airs de manifeste, ce personnage semble synthétiser, à l’aune des nouvelles technologies, le propos de l’exposition : “Comment construire son identité à partir de ses origines ?” Le message lancé, si violent et pessimiste qu’il puisse paraître dans certaines des œuvres exposées, ne doit pas pour autant faire oublier le titre de l’exposition : après “Europa” suit “oxalá”, mot portugais qui signifie “espoir”.
“Europa Oxalá”, jusqu’au 22 août au Centre d’art moderne de la Fondation Gulbenkian, Lisbonne.
3. Les Trois Grâces de Pedro Cabrita Reis face à la cour du musée du Louvre (Paris)
Depuis février, trois étranges totems blancs ont poussé sur l’herbe du jardin des Tuileries, en contrebas de l’arc de triomphe du Carrousel et de la pyramide du Louvre. Hautes de près de 5 mètres, ces sculptures composites semblent faites de volumes abstraits, empilés les uns au-dessus des autres : certaines formes sont plus carrées, d’autres plus courbes et fluides, jusqu’à évoquer des icebergs… Baptisé Les Trois Grâces, cet ensemble d’œuvres réalisé par l’artiste portugais Pedro Cabrita Reis est, comme son nom l’indique, l’allégorie de figures bien connues de la mythologie grecque, déesses de la beauté, des arts, de la créativité ou encore de la charité. Présentes dans au moins une douzaine d’œuvres des collections du Louvre, ces femmes mythiques ont traversé l’histoire de l’art pour trouver une nouvelle interprétation plus abstraite chez le plasticien de 65 ans, invité par le Louvre à les réaliser puis les installer ici pour célébrer le printemps, les récoltes, la fertilité… et inévitablement le retour des beaux jours, accompagné par celui des visiteurs quotidiens de l’incontournable jardin parisien. S’il avait déjà esquissé ce motif dans l’argile à la fin des années 90, le Portugais s’est attaqué ici à un projet d’ampleur en utilisant pour la première fois un matériau surprenant pour une œuvre extérieure : le liège, recouvert d’une peinture blanche étudiée pour le protéger des intempéries, et ensuite fixé sur une structure en acier Corten – l’un de ses matériaux fétiches. Si le transport des œuvres, divisées en deux morceaux, a requis une logistique assez lourde, leur taille (restant raisonnable) ne cherche en rien à rivaliser avec la cour Napoléon du musée le plus visité au monde. Non sans humour et avec le franc-parler qui le caractérise, l’artiste affirme sa volonté d’ouvrir un dialogue avec l’histoire de l’art tout en conservant son humilité : “Moi, ça ne m’intéresse pas de dialoguer avec les artistes de mon époque. Je préfère largement rencontrer l’art classique”… pour produire ce type d’installation, que les passants et touristes du quartier pourront encore découvrir pendant quelques jours jusqu’à leur démontage après le mardi 7 juin.
Pedro Cabrita Reis, “Les Trois Grâces”, jusqu’au 7 juin dans le jardin des Tuileries, Paris 1er.
4. L’évasion nocturne dans la collection d’Antoine de Galbert au MAAT (Lisbonne)
Pendant quatorze ans, le nom d’Antoine de Galbert était bien connu des aficionados de l’art contemporain à Paris, qui pouvaient apprécier à la Maison Rouge (lieu d’exposition, dans le quartier Bastille, définitivement fermé en 2018) la programmation éclectique et audacieuse émanant de sa fondation. Cette fermeture n’a cependant pas empêché la fondation du sexagénaire français, créée en 2003, de poursuivre ses activités hors les murs, ni l’homme d’enrichir et d’exposer sa collection d’œuvres d’art. Si l’on en voit régulièrement des aperçus en France, de Grenoble à Landerneau, le collectionneur assidu présente également ses œuvres à l’étranger. En atteste l’exposition “Traverser la nuit” présentée jusqu’à la fin août au MAAT, musée d’Art, Architecture et Technologie, situé au bord du Tage, qui propose une plongée dans les méandres nocturnes à travers les œuvres de 93 artistes, toutes issues de la collection Antoine de Galbert. Dans l’ancienne centrale thermoélectrique de la capitale portugaise (devenue aujourd’hui musée de l’électricité), structurée par de larges tuyaux, générateurs et autres passerelles en tôle, le spectateur part à la rencontre d’œuvres abstraites : les faux miroirs de Flavio Favelli, l’amas de confettis sombres de Stéphane Thidet évoquant un tas de cendres, les peintures noir et blanc de Ceija Stojka (inspirée par ses souvenirs des camps de la mort dont elle est une survivante), ou encore la série d’autoportraits photographiques de Roman Opalka, évoquant l’inexorable passage du temps à travers la disparition progressive de son visage au fil des images. Dans l’exposition, la sensation de la nuit est aussi traduite par des œuvres plus littérales et immersives : la salle obscure où trône une installation du sculpteur de lumière d’Anthony McCall, les néons ardents de François Morellet. Mais la nuit est aussi le lieu interlope où l’on croise des figures étranges, comme le visage progressivement couvert d’encre noire de l’artiste chinois Zhang Huan, décliné sur d’immenses clichés, des sculptures anthropomorphes à visage de singe ou à tête en pomme de terre, les silhouettes sombres peintes sur papier par Louis Soutter, ou encore les personnages rougeoyants de Miriam Cahn, lueurs à la fois protectrices et inquiétantes dans l’obscurité. L’exposition se clôt au sous-sol avec un focus sur une célèbre installation de Christian Boltanski : une ampoule suspendue dans une salle noire clignotant au rythme des pulsations du cœur, qui pourrait bien faire écho à l’une des œuvres les plus puissantes de l’exposition : un cadre de lumière blanche projeté contre un mur sombre, laissant apparaître seulement deux crochets, qui suggèrent aussi bien l’accrochage que le décrochage potentiel d’une peinture ou d’une photographie. Plus proche de l’art que jamais, la nuit permet alors de révéler, avec cette installation minimaliste de l’Allemand Hans-Peter Feldmann, la présence d’une œuvre par son absence.
5. Un dialogue visuel et sculptural dans la pénombre entre figures majeures de l’art portugais au Centre Pompidou (Paris)
Lorsque l’on parle de poésie portugaise, le nom de Fernando Pessoa vient immédiatement à l’esprit. Grande figure de la littérature moderne dans son pays, le poète a inspiré au Centre Pompidou le titre “Le Reste est ombre”de sa future exposition collective, réunissant à partir du 8 juin en ses lieux trois artistes portugais contemporains d’une cinquantaine voire soixantaine d’années : le sculpteur Rui Chafes, le photographe Paulo Nozolino et le cinéaste Pedro Costa. À cette occasion, l’institution parisienne orchestre un dialogue partant des ténèbres de l’histoire du Portugal des années 70 pour aller vers des questionnements plus contemporains. Ici, les visages au regard puissant des jeunes femmes extraits du film Les filles du feu de Pedro Costa ou ceux des immigrés du quartier de Fontainhas à Lisbonne de son installation vidéo Minino macho, minino fêméa, filmés entre les intérieurs de leurs maisons et les extérieurs de leur quartier délabrés, rencontrent les photographies en noir et blanc ultra contrastées de Paulo Nozolino de sa série Untitled, 2008-2010-2002, baignées dans la pénombre mais réveillées par de rares touches de lumières reflétée sur les fenêtre, traversant les interstices entre deux murs, ou encore éclairant aux flash de discrets fragments de corps anonymes. À ce corpus s’ajoute dans l’espace les volumes ébène en fer de Rui Chafes, aux confins du mobilier et sculpture, dont les formes courbes montées sur socle ou sur pieds fins peuvent aussi bien évoquer des crânes que des bustes féminins. Autant d’œuvres très variées, aussi bien dans leur médium que leur intention, dont la plongée commune dans l’obscurité traduit toutefois les obsessions de trois artistes d’une même génération, portés par des interrogations communes et la fervente volonté de les traduire par une pratique artistique habitée, définitivement tournée vers la lumière.