24 mai 2021

Dans les coulisses de l’exposition magistrale d’Anne Imhof au Palais de Tokyo

Alors que musées et terrasses réouvrent dans la liesse générale, le Palais de Tokyo a donné carte blanche à l’artiste allemande Anne Imhof qui prend possession de l’ensemble du musée jusqu’au 24 octobre. Elle y compose une symphonie visuelle, plastique et sonore chamboulant l’architecture du bâtiment pour présenter des œuvres en dialogue avec celles d’artistes qui l’inspirent. Pour Numéro, la commissaire de l’exposition Vittoria Matarrese dévoile les coulisses d’un projet puissant, oscillant entre violence, poésie et mélancolie.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

13 mai 2017 : le monde de l’art et le public curieux se pressent à Venise pour découvrir ce que leur réserve sa 57e Biennale. Parmi les dizaines de pavillons nationaux, érigés au fil des décennies par les pays participants, le Pavillon allemand est l’objet de toutes les attentions :  l’artiste Anne Imhof y présente son Faust, sorte d’opéra contemporain monté sur des estrades et des consoles en verre qui envahissent l’architecture fasciste du bâtiment. Chaque jour, cinq heures durant, sur, sous et autour de ces parois transparentes, les acteurs déambulent guidés via smartphone par la metteuse en scène. À travers leurs marches obstinées et leurs chants solennels, leurs scènes de lutte ou leurs headbangs (mouvements de tête rythmés), l’artiste fait éclore les tensions inquiétantes et la détresse silencieuse d’un monde en crise. Quatre ans après cette œuvre “coup de poing”, qui vaut à son autrice de remporter le Lion d’or de la Biennale, Anne Imhof pose ses valises à Paris, pour s’emparer du Palais de Tokyo. Invitée du programme “carte blanche” confiant à un artiste contemporain la mission d’investir les 10 000 m2 du musée, l’Allemande s’en acquitte avec panache dans une exposition baptisée “Natures mortes”, où elle présente de nombreuses œuvres personnelles inédites mais également celles de 28 artistes de son choix.

 

À peine franchi le grillage, tendu entre deux colonnes à l’entrée du musée, le bâtiment se montre comme on ne l’a jamais vu, métamorphosé en immense labyrinthe de verre teinté, où l’artiste – avec espièglerie – fait surgir ses œuvres inopinément au détour du chemin. Derrière les parois se révèlent avec subtilité des vidéos et des peintures contemplatives, paysages mélancoliques magnifiés par ces jeux de reflets et de dévoilement. Contrairement à Faust, ici, nul performeur ne se montrera physiquement : la présence humaine surgit via des intermédiaires visuels et sonores. Grâce à d’énormes enceintes circulant sur des rails suspendus au plafond, une bande sonore obsédante nous poursuit tout au long de notre déambulation. Chants, instruments à cordes et cris perçants s’insinuent dans nos tympans à mesure que l’on découvre un parcours, entre violence et poésie, d’une puissance magistrale. En véritable maîtresse de cérémonie, l’artiste allemande orchestre un saisissant spectacle réglé à la minute près, des effets auditifs aux effets visuels, prévus pour s’harmoniser avec notre progression dans le musée. Tandis qu’on découvre la vidéo mettant en scène l’artiste Eliza Douglas (muse d’Anne Imhof dont trois peintures figurent dans l’exposition) fouettant les flots, le mugissement des vagues prend l’ascendant. Et lorsqu’on tombe sur les gigantesques toiles de l’artiste Sigmar Polke, celles-ci se révèlent à nous à travers une véritable « chapelle” de lumière, auréolées de sacré par la lumière naturelle. Cela fait plus d’un an et demi qu’Anne Imhof s’attelle à dénuder le Palais de Tokyo pour mieux révéler son ossature et y sertir son exposition à la manière d’un orfèvre disposant ses joyaux. Remarquable, son architecture conçue sur mesure pour le bâtiment exalte autant ses propres œuvres (peintures et sculptures) que celles des artistes qui l’inspirent, d’Eva Hesse à Wolfgang Tillmans en passant par Théodore Géricault. Avec autant de rigueur que de dramaturgie, l’artiste bouscule frontières et hiérarchies pour faire de ses “Natures mortes” une œuvre d’art totale dans laquelle le visiteur s’immerge et s’émeut, avant d’en ressortir bouleversé et déboussolé. Co-commissaire de l’exposition avec la directrice du Palais de Tokyo Emma Lavigne, Vittoria Matarrese dévoile pour Numéro les coulisses de ce projet titanesque, étape majeure dans la carrière d’une artiste résolument ancrée dans son époque.

 

 

Numéro : Comment avez-vous découvert le travail d’Anne Imhof et pourquoi avez-vous souhaité lui donner carte blanche au Palais de Tokyo ?

Vittoria Matarrese : J’ai invité Anne pour la première fois au Palais de Tokyo en 2015, dans le cadre du festival Do Disturb [dédié aux arts performatifs] que je dirige. Elle y présentait une performance intitulée Deal, qui parlait de toutes sortes de “deals” effectués dans la rue : des échanges clandestins et souterrains matérialisés par une monnaie d’échange très fluide – une sorte de lait caillé qui passait entre les performeurs via des lapins blancs. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré son travail dans toute sa force. Puis à la Biennale de Venise en 2017, j’ai été frappée de plein fouet par Faust [son installation au Pavillon allemand qui lui valut de remporter le Lion d’or] : c’était vraiment un moment d’une intensité folle qui m’a donné envie de réaliser un grand projet avec elle. Avec Emma Lavigne [directrice du Palais de Tokyo et co-commissaire de l’exposition], nous avons réalisé que nous étions toutes les deux complètement éprises du travail d’Anne, notre choix s’est donc porté très naturellement sur elle.

 

 

“Anne Imhof compose des mondes dans lesquels nous allons pouvoir évoluer, apercevoir notre propre reflet et aller à sa recherche​​​​.​​​”

 

 

Le format Carte Blanche a été initié au Palais de Tokyo en 2007, avec l’artiste Ugo Rondinone. Depuis, plusieurs s’y sont prêtés, comme Camille Henrot ou Tomás Saraceno. Comment a-t-il évolué au fil des projets ?

La carte blanche est un format très intéressant qui n’est pas valable pour tous les artistes. Il faut avoir une pratique qui permet de décliner tout l’espace du Palais de Tokyo, qui est gigantesque : on parle d’expositions qui font 10 000 m2 ! Lorsqu’Emma Lavigne est arrivée à la direction du Palais [en 2019], elle n’était pas sûre de vouloir continuer le format des cartes blanches tel quel et nous étions en train de réfléchir à comment renouveler ce format. Mais lorsque le projet avec Anne Imhof s’est présenté, il a repris tout son sens : face à une artiste à la fois peintre, sculptrice, dessinatrice, qui fait de la performance et de la musique, on sentait qu’elle serait capable s’emparer de cet espace. D’ailleurs, elle y intervient dès le départ comme architecte pour venir y inscrire son paysage.

Anne Imhof, Natures Mortes (2021), vue d’exposition, Palais de Tokyo, Paris Photo : Andrea Rossetti Courtesy de l’artiste, Galerie Buchholz et Sprüth Magers

En quoi Anne Imhof est-elle selon vous une figure majeure de l’art contemporain, représentative de notre époque et ancrée dans le moment présent ?

En tant que personne, d’abord, Anne est complètement traversée par tout ce que le monde vit et la forme de détresse qui en émane. Elle est très sensible à des questions contemporaines comme les mouvements pro-féministes, Black Lives Matter, la crise des migrants ou la pandémie, qui sont arrivées au fur et à mesure lorsque nous avons travaillé ensemble,… C’est sans doute la raison pour laquelle il y a dans l’exposition une forme de mélancolie, mais aussi une certaine rage et un désir d’insurrection. Au-delà des sujets qui l’animent, Anne est également très contemporaine dans ses formes d’expression : elle ne s’arrête pas à un seul format mais va toujours chercher le support le plus adapté à ce qu’elle souhaite dire. En tant que musicienne par exemple, elle est constamment à la pointe, maîtrise parfaitement la composition sur ordinateur bien qu’elle ait commencé à jouer de la guitare électrique dans des groupes lorsqu’elle était encore étudiante. Elle compose des mondes dans lesquels nous allons pouvoir évoluer, apercevoir notre propre reflet et aller à sa recherche : c’est aussi une forme de miroir qu’elle nous renvoie constamment à la figure.

 

 

Comment arrive-t-elle à mener de front toutes ces démarches complémentaires ?

Son esprit est extrêmement structuré, elle a vraiment réussi à nous surprendre avec Emma ! Plusieurs fois, elle ne nous a pas dit tout de suite ce qu’elle avait en tête car elle attendait que ses pensées soient suffisamment organisées avant de les partager avec nous. Elle a conçu cette exposition comme un cycle suivant le cycle du soleil et de la lumière naturelle dans le bâtiment. Tout est parti d’une idée formulée longtemps en amont, qui par la suite s’est développée dans les moindres détails. Par exemple, Anne a passé une année entière à dessiner les bases de toutes ses structures en verre avant de s’arrêter sur leur forme finale.

 

 

“Il y a dans l’exposition une forme de mélancolie, mais aussi une certaine rage et un désir d’insurrection.”

 

 

En 2016, le Palais de Tokyo accueillait la carte blanche de l’artiste germano-britannique Tino Sehgal, qui reposait presque exclusivement sur la performance et l’expérience humaine en mettant le visiteur en contact avec des dizaines d’acteurs au fil de son parcours. Pour une démarche comme celle d’Anne, elle aussi très articulée autour de la performance, comment avez-vous trouvé les moyens de faire vivre l’exposition sans y intégrer cette fois-ci performeurs ?

Cela n’a pas été difficile car le projet a été pensé dès le départ comme une exposition sans performance. Lorsque l’on introduit le corps dans l’exposition, cela crée quelque chose de tellement fort qu’il finit par tout emporter sur son passage. Anne avait envie que l’on ouvre l’exposition “vide d’êtres humains” afin de parler de la présence du corps à travers son absence, comme dans la photographie de Cy Twombly où l’on voit la trace du corps dans le drap d’un lit à peine défait. Cela s’y retrouve tout au long de ses propres installations : un micro sur pied sans personne pour l’utiliser, une batterie qui ne sera pas jouée, des matelas inaccessibles, sa guitare électrique personnelle… Dans un second temps, Anne et ses performeurs répèteront dans cet espace en vue d’y préparer une performance et le projet sera transformé. Lorsqu’il sera dévoilé en octobre, durant la dernière semaine d’ouverture de l’exposition, l’artiste en offrira une lecture tout à fait différente.

Anne Imhof, Natures Mortes (2021), vue d’exposition, Palais de Tokyo, Paris Photo : Andrea Rossetti Courtesy de l’artiste, Galerie Buchholz et Sprüth Magers

En visitant cette exposition, on parcourt un Palais de Tokyo métamorphosé où l’on découvre des zones que l’on n’avait jamais remarquées auparavant, des points de vue et des percées de lumière inédites… Comment l’artiste est-elle parvenue à transformer autant cet immense espace ?
Anne travaille avec un cabinet d’architecture depuis longtemps, Sub. Ils l’ont aidée à dessiner les plans de son intervention au Palais de Tokyo et à bien comprendre l’architecture du bâtiment, mais je dois dire qu’elle n’en a pas vraiment besoin : sa lecture de l’espace est déjà extrêmement claire, ce qui est un don assez rare. Lors de notre première visite du bâtiment en sa compagnie, alors que le musée accueillait une exposition avec énormément de cimaises, elle en est sortie avec une vision globale du bâtiment très précise. Elle avait tout compris. Dès le départ, elle nous a dit qu’elle voulait vider tout le bâtiment avant de le remplir de ses parois de verre pour le démultiplier : cela fait longtemps qu’Anne travaille avec ce matériau qu’elle envisage comme une peinture en trois dimensions, avec des jeux de lumière, d’ombres et de reliefs. Globalement, elle voulait une exposition éclairée par la lumière naturelle, diffractée dans l’ensemble du musée grâce à ces structures. Ce procédé ouvre le regard du visiteur : on y est plus attentif car on regarde à travers ces verres, on y cherche les œuvres et son propre reflet. Depuis certains points de vue, on parvient même à voir l’intégralité du musée, ce qui n’arrive que très rarement.

 

 

Le son est également central dans l’exposition : grâce aux immenses Sound Rails, des enceintes qui circulent au plafond sur des rails, il envahit l’espace et semble jouer avec le son de ses vidéos. L’artiste a-t-elle particulièrement provoqué cette synchronicité ?
Complètement ! Anne a travaillé sur multipistes de manière à pouvoir séparer les bandes. Elle a vraiment pensé sa pièce sonore comme une série qui envahit les espaces par une présence humaine, à travers des rires, des cris, des groupes de musique… Par moments, on entend dans l’exposition le bruit des vagues issu de l’une de ses vidéos, qui viennent inonder l’ensemble, se répercutant de pièces en pièces dans le labyrinthe. Tandis qu’il y a de la musique dans une salle, dans une autre on entend un poème déclamé par elle. Tout s’enchaîne et se répond.

 

 

Au-delà des pièces d’Anne, l’exposition comprend des œuvres de 28 artistes de diverses époques, certains vivants et d’autres morts depuis parfois plusieurs siècles. On y découvre notamment sept immenses peintures de Sigmar Polke, présentées pour la première fois en France, ou des études de nu d’Eugène Delacroix et Théodore Géricault, des clichés de Wolfgang Tillmans… Comment s’est déroulé ce dialogue avec l’artiste pour choisir les œuvres ?

L’idée d’intégrer des œuvres d’autres artistes est venue très naturellement. Je pense que cela gênait Anne de ne présenter que son propre travail dans l’exposition, et il était important pour nous d’intégrer d’autres artistes pour comprendre davantage son univers et les références avec lesquelles elle travaille. L’alchimie picturale d’un Sigmar Polke, sa technique pour laisser passer la lumière à travers la toile et les couches du peinture faisait bien évidemment écho aux propres peintures d’Anne et sa manière de travailler le flou dans ses paysages abstraits… Le dialogue a été très long et constant, nous avons brassé beaucoup d’œuvres dont certaines sont arrivées puis reparties, voire revenues. Nous avons par exemple gardé très longtemps un paysage de Gustave Courbet représentant des vagues, que l’on a fini par retirer car ce motif était déjà très présent dans l’exposition. Cyprien Gaillard, quant à lui, a réalisé ses œuvres en pensant à l’exposition et aux escaliers dans lesquelles elles allaient être exposées. Plusieurs œuvres nous ont donc aidées à construire le projet, sans pour autant être retenues dans sa version finale.

Anne Imhof, Natures Mortes (2021), vue d’exposition, Palais de Tokyo, Paris Photo : Andrea Rossetti Courtesy de l’artiste, Galerie Buchholz et Sprüth Magers

Comment vous est-venu le titre et la thématique de l’exposition, “Natures mortes” ?

Emma, Anne, Eliza Douglas [muse de l’artiste au centre de bon nombre de ses performances et vidéos] et moi avons chacune notre interprétation du sens de ce titre. Pour Anne, il ne s’a jamais été question de réinventer le genre pictural, mais je pense qu’elle explore artistiquement quelque chose entre la “nature morte” et la still life en anglais ou stilleben en allemand, qui désignent la même chose qu’en français mais comportent le mot “vie” plutôt que “morte”. C’est justement ce paradoxe, ce sfumato et cette dualité entre deux notions diamétralement opposées, entre l’ombre et la lumière ou le céleste et le souterrain, que l’on retrouve dans ses paysages picturaux, mais également dans l’ensemble des œuvres de cette exposition.

 

 

“Cette exposition m’émeut profondément et j’aimerais beaucoup qu’elle transmette cette même émotion au public.”

 

 

L’exposition devait initialement ouvrir ses portes en octobre dernier lors de la semaine de la FIAC, qui n’a finalement pas eu lieu en raison du contexte sanitaire. Avec sept mois supplémentaires pour la finaliser, “Natures morte” s’est-elle augmentée de nouveaux questionnements liés à la pandémie ?
Nous avons contacté Anne pour lancer ce projet en septembre 2019 et ouvrons l’exposition un an et demi plus tard. Pour moi, elle est complètement traversée par tout ce que nous avons vécu ces deux dernières années. Anne le dit elle-même : “Je ne vois pas comment on pourrait parler de quelque chose de différent aujourd’hui”. Finalement, elle s’y rapporte de manière immédiate sans que cela ne soit littéral pour autant. Ici, nous ne nous trouvons pas face à un romantisme qui serait lié à un amour du gothique ou de la part obscure de l’existence, mais à quelque chose qui la concerne et qui la travaille viscéralement.

 

 

Qu’espérez-vous provoquer chez le public avec cette exposition ?

J’espère beaucoup d’émotion ! D’abord, il y a bien sûr toute cette excitation liée à la réouverture des lieux de culture, ce qui est un grand pas en avant. Ensuite, cette exposition m’émeut profondément, c’est pourquoi j’aimerais beaucoup qu’elle transmette cette même émotion au public.

 

 

“Natures mortes”, carte blanche à Anne Imhof, jusqu’au 24 octobre au Palais de Tokyo, Paris 16e.

Anne Imhof, Natures Mortes (2021), vue d’exposition, Palais de Tokyo, Paris Photo : Andrea Rossetti Courtesy de l’artiste, Galerie Buchholz et Sprüth Magers