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Controversy: the scandalous art of Philip Guston
Passé du figuratif à l’abstrait, ce peintre, qui n’a cessé d’expérimenter, figure dans les collections des plus grands musées. La vaste rétrospective de son œuvre initialement prévue en 2021 fait débat.
By Éric Troncy.
C’est l’un des plus grands peintres américains du XXe siècle et son influence est revendiquée par les peintres du XXIe siècle, de Brian Calvin à Joe Bradley. Au long d’une carrière qui s’étira sur cinquante ans, il fut tour à tour peintre réaliste, peintre abstrait, puis peintre figuratif, et son talent fut salué quel que soit le style auquel il dédia ses expérimentations picturales. Car c’est bien ce que fut Philip Guston : un chercheur de formes, un explorateur de styles, un inventeur, assurément. Quarante ans après son décès survenu en 1980, la grande rétrospective de son œuvre qui devait ouvrir cet été et circuler aux États-Unis et en Grande-Bretagne a été reportée à… 2024.
Du MoMA de New York à la Tate Modern (Londres), en passant par le Centre Pompidou à Paris (qui possède notamment le splendide In Bed, de 1971)… tous les grands musées semblent se faire un “devoir” de posséder ces œuvres, tant il semble impossible de raconter l’histoire de l’art du XXe siècle sans passer par la peinture de Philip Guston, né Phillip Goldstein en 1913 à Montréal, de parents juifs ukrainiens qui, en 1905, fuient Odessa et l’Ukraine pour le Canada, et s’installent à Los Angeles en 1919. Traumatisé, à 10 ans, par la mort de son père qu’il découvrit pendu, il passa beaucoup de temps enfermé dans un placard, recopiant les bandes dessinées publiées dans des quotidiens.
À la Manual Arts High School de Los Angeles où il s’inscrivit en 1927, il se lia d’amitié avec l’un de ses camarades de classe appelé… Jackson Pollock. C’est ensemble qu’ils furent expulsés de cette école l’année suivante pour avoir publié un fanzine qui, entre autres, critiquait l’omniprésence du sport à l’école. En 1935, Guston partit à New York pour rejoindre et partager un appartement avec son ami Pollock qui, lui, y vivait déjà depuis 1930. Comme la peinture de Pollock, celle de Guston est, dans les années 30, de style figuratif, puis marquée par Picasso et le surréalisme. Elle devient de plus en plus abstraite et influencée par le cubisme, jusqu’en 1948 : “J’ai eu le sentiment d’avoir terminé cette exploration, expliquera-t-il plus tard. L’année suivante, j’ai détruit tout ce que j’avais fait. J’avais le sentiment que tout était raté, et je ne pouvais plus être figuratif. […] J’étais déchiré entre deux allégeances, une allégeance à mon propre passé et une allégeance à ce que je pouvais encore devenir, à ce que je pouvais faire à l’avenir, et qui, bien sûr, m’était encore inconnu.”
C’est l’un des plus grands peintres américains du XXe siècle et son influence est revendiquée par les peintres du XXIe siècle, de Brian Calvin à Joe Bradley. Au long d’une carrière qui s’étira sur cinquante ans, il fut tour à tour peintre réaliste, peintre abstrait, puis peintre figuratif, et son talent fut salué quel que soit le style auquel il dédia ses expérimentations picturales. Car c’est bien ce que fut Philip Guston : un chercheur de formes, un explorateur de styles, un inventeur, assurément. Quarante ans après son décès survenu en 1980, la grande rétrospective de son œuvre qui devait ouvrir cet été et circuler aux États-Unis et en Grande-Bretagne a été reportée à… 2024.
Du MoMA de New York à la Tate Modern (Londres), en passant par le Centre Pompidou à Paris (qui possède notamment le splendide In Bed, de 1971)… tous les grands musées semblent se faire un “devoir” de posséder ces œuvres, tant il semble impossible de raconter l’histoire de l’art du XXe siècle sans passer par la peinture de Philip Guston, né Phillip Goldstein en 1913 à Montréal, de parents juifs ukrainiens qui, en 1905, fuient Odessa et l’Ukraine pour le Canada, et s’installent à Los Angeles en 1919. Traumatisé, à 10 ans, par la mort de son père qu’il découvrit pendu, il passa beaucoup de temps enfermé dans un placard, recopiant les bandes dessinées publiées dans des quotidiens.
À la Manual Arts High School de Los Angeles où il s’inscrivit en 1927, il se lia d’amitié avec l’un de ses camarades de classe appelé… Jackson Pollock. C’est ensemble qu’ils furent expulsés de cette école l’année suivante pour avoir publié un fanzine qui, entre autres, critiquait l’omniprésence du sport à l’école. En 1935, Guston partit à New York pour rejoindre et partager un appartement avec son ami Pollock qui, lui, y vivait déjà depuis 1930. Comme la peinture de Pollock, celle de Guston est, dans les années 30, de style figuratif, puis marquée par Picasso et le surréalisme. Elle devient de plus en plus abstraite et influencée par le cubisme, jusqu’en 1948 : “J’ai eu le sentiment d’avoir terminé cette exploration, expliquera-t-il plus tard. L’année suivante, j’ai détruit tout ce que j’avais fait. J’avais le sentiment que tout était raté, et je ne pouvais plus être figuratif. […] J’étais déchiré entre deux allégeances, une allégeance à mon propre passé et une allégeance à ce que je pouvais encore devenir, à ce que je pouvais faire à l’avenir, et qui, bien sûr, m’était encore inconnu.”
Sa Red Painting de 1950 est presque un monochrome rouge, couleur qui deviendra dominante et quasi exclusive dans ses œuvres ultérieures, et, dans les années 50, il fut l’un des plus talentueux représentants de l’expressionnisme abstrait, comme Willem De Kooning, Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman, Franz Kline… Puis il développa une vraie frustration vis-à-vis de la peinture abstraite. Le style figuratif qu’il inventa alors, inédit, singulier, semble avoir conservé le souvenir des bandes dessinées qu’il recopiait, enfant, dans le placard où il avait trouvé refuge. C’est peu dire que l’impertinence de ce style, et en particulier les emprunts à la bande dessinée, firent scandale : Guston fut viré de la galerie Marlborough de New York juste après y avoir présenté ces nouvelles œuvres. Il peignit de manière répétitive des sujets comme une chaussure, une main, une cigarette, une pendule, une voiture ou une cagoule à bout pointu qui évoque celles portées par les membres du Ku Klux Klan, et qui ressemble un peu au personnage d’Oogie Boogie inventé en 1993 par Tim Burton pour L’Étrange Noël de monsieur Jack. De fait, Guston fit des représentations des suprémacistes blancs, racistes, antisémites du Ku Klux Klan dès le début des années 30 (Drawing for Conspirators, 1930, collection du Whitney Museum de New York) et ce motif revint régulièrement dans sa peinture comme symbole de l’oppression en général et des violences faites aux Afro- Américains en particulier. Ses figures du KKK sont repoussantes, elles fument de gros cigares et se pavanent dans de grosses voitures. Ainsi, non seulement inventa-t-il un vocabulaire plastique nouveau, mais il produisit en outre une forme de peinture “socialement consciente” qui évoque le monde aussi dans ses aspects les plus sombres. La critique négative laissa peu à peu place à une reconnaissance sans équivoque dont le marché prit acte : en mai 2013, la toile To Fellini (1958) fut vendue chez Christie’s pour près de 26 millions de dollars (le double de son estimation haute).
L’indignation fut sans appel devant l’insulte faite au spectateur, supposé incapable de saisir que la représentation d’une chose ne signifie pas l’adhésion inconditionnelle à cette chose…
Sa Red Painting de 1950 est presque un monochrome rouge, couleur qui deviendra dominante et quasi exclusive dans ses œuvres ultérieures, et, dans les années 50, il fut l’un des plus talentueux représentants de l’expressionnisme abstrait, comme Willem De Kooning, Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman, Franz Kline… Puis il développa une vraie frustration vis-à-vis de la peinture abstraite. Le style figuratif qu’il inventa alors, inédit, singulier, semble avoir conservé le souvenir des bandes dessinées qu’il recopiait, enfant, dans le placard où il avait trouvé refuge. C’est peu dire que l’impertinence de ce style, et en particulier les emprunts à la bande dessinée, firent scandale : Guston fut viré de la galerie Marlborough de New York juste après y avoir présenté ces nouvelles œuvres. Il peignit de manière répétitive des sujets comme une chaussure, une main, une cigarette, une pendule, une voiture ou une cagoule à bout pointu qui évoque celles portées par les membres du Ku Klux Klan, et qui ressemble un peu au personnage d’Oogie Boogie inventé en 1993 par Tim Burton pour L’Étrange Noël de monsieur Jack. De fait, Guston fit des représentations des suprémacistes blancs, racistes, antisémites du Ku Klux Klan dès le début des années 30 (Drawing for Conspirators, 1930, collection du Whitney Museum de New York) et ce motif revint régulièrement dans sa peinture comme symbole de l’oppression en général et des violences faites aux Afro- Américains en particulier. Ses figures du KKK sont repoussantes, elles fument de gros cigares et se pavanent dans de grosses voitures. Ainsi, non seulement inventa-t-il un vocabulaire plastique nouveau, mais il produisit en outre une forme de peinture “socialement consciente” qui évoque le monde aussi dans ses aspects les plus sombres. La critique négative laissa peu à peu place à une reconnaissance sans équivoque dont le marché prit acte : en mai 2013, la toile To Fellini (1958) fut vendue chez Christie’s pour près de 26 millions de dollars (le double de son estimation haute).
L’indignation fut sans appel devant l’insulte faite au spectateur, supposé incapable de saisir que la représentation d’une chose ne signifie pas l’adhésion inconditionnelle à cette chose…
Quarante années après que Philip Guston a succombé à une crise cardiaque, l’art affiche de nouvelles priorités. Depuis le début du XXIe siècle, en même temps qu’il se “démocratisait”, l’art a suscité une nouvelle forme de regard moins cultivé, et l’on a moins apprécié les œuvres pour leur contribution à l’histoire des formes que pour ce qu’elles racontent. On veut aujourd’hui un art qui dispense des messages clairs, sans équivoque, qui va dans le sens des évidences et, au fond, clame des banalités parce qu’il faut les faire entendre. En gros : la guerre c’est mal, les inégalités c’est pas bien, ce genre de choses. De cette dégradation du regard porté sur l’art, Guston fait les frais. Il y a quatre ans, une grande rétrospective de ce peintre si essentiel à la compréhension de l’histoire de l’art fut décidée par la National Gallery of Art à Washington, le Museum of Fine Arts de Boston, le Museum of Fine Arts de Houston et la Tate Modern de Londres (aux mauvaises langues qui voudraient constater que Centre Pompidou ne fait pas partie de l’itinérance de l’exposition, rappelons qu’une grande rétrospective Guston qui circula à Boston, Stuttgart et Ottawa y fit escale en l’an 2000, Didier Ottinger étant le commissaire de la version parisienne).
Toutefois, le 21 septembre, un communiqué de presse a coupé court aux attentes : “Au terme d’une large consultation, nos quatre institutions ont décidé de reporter l’exposition Philip Guston Now. Elle sera présentée à une date ultérieure, lorsque le puissant message de justice sociale et raciale qui réside au cœur de l’œuvre de Philip Guston pourra être plus clairement compris. […] Nous comptons donc repenser l’exposition pour la présenter en 2024.” L’indignation fut sans appel devant l’insulte faite au spectateur, supposé incapable de saisir que la représentation d’une chose ne signifie pas l’adhésion inconditionnelle à cette chose, a fortiori lorsque l’intention de l’artiste est de dénoncer cette chose, justement. Supposé incapable de saisir, par exemple, que Guernica, de Picasso, ne fait pas l’apologie de la guerre mais au contraire en montre l’horreur. Plus que les réactions des spectateurs, les quatre institutions ont vraisemblablement craint celles des brigades de la “cancel culture”, qui, désormais, écrivent et surtout réécrivent l’histoire à leur façon et décident de ce qui relèverait ou non d’un “art dégénéré”.
Quarante années après que Philip Guston a succombé à une crise cardiaque, l’art affiche de nouvelles priorités. Depuis le début du XXIe siècle, en même temps qu’il se “démocratisait”, l’art a suscité une nouvelle forme de regard moins cultivé, et l’on a moins apprécié les œuvres pour leur contribution à l’histoire des formes que pour ce qu’elles racontent. On veut aujourd’hui un art qui dispense des messages clairs, sans équivoque, qui va dans le sens des évidences et, au fond, clame des banalités parce qu’il faut les faire entendre. En gros : la guerre c’est mal, les inégalités c’est pas bien, ce genre de choses. De cette dégradation du regard porté sur l’art, Guston fait les frais. Il y a quatre ans, une grande rétrospective de ce peintre si essentiel à la compréhension de l’histoire de l’art fut décidée par la National Gallery of Art à Washington, le Museum of Fine Arts de Boston, le Museum of Fine Arts de Houston et la Tate Modern de Londres (aux mauvaises langues qui voudraient constater que Centre Pompidou ne fait pas partie de l’itinérance de l’exposition, rappelons qu’une grande rétrospective Guston qui circula à Boston, Stuttgart et Ottawa y fit escale en l’an 2000, Didier Ottinger étant le commissaire de la version parisienne).
Toutefois, le 21 septembre, un communiqué de presse a coupé court aux attentes : “Au terme d’une large consultation, nos quatre institutions ont décidé de reporter l’exposition Philip Guston Now. Elle sera présentée à une date ultérieure, lorsque le puissant message de justice sociale et raciale qui réside au cœur de l’œuvre de Philip Guston pourra être plus clairement compris. […] Nous comptons donc repenser l’exposition pour la présenter en 2024.” L’indignation fut sans appel devant l’insulte faite au spectateur, supposé incapable de saisir que la représentation d’une chose ne signifie pas l’adhésion inconditionnelle à cette chose, a fortiori lorsque l’intention de l’artiste est de dénoncer cette chose, justement. Supposé incapable de saisir, par exemple, que Guernica, de Picasso, ne fait pas l’apologie de la guerre mais au contraire en montre l’horreur. Plus que les réactions des spectateurs, les quatre institutions ont vraisemblablement craint celles des brigades de la “cancel culture”, qui, désormais, écrivent et surtout réécrivent l’histoire à leur façon et décident de ce qui relèverait ou non d’un “art dégénéré”.