19 mai 2024

Contemporaine de Nîmes : 5 œuvres renversantes, entre fontaine géante et fantômes textiles

Jusqu’au 23 juin, Nîmes accueille sa première manifestation d’art contemporain d’ampleur : la Contemporaine de Nîmes, triennale déployée aux quatre coins de la ville. Orchestrée par les commissaires Anna Labouze et Keimis, cette édition inaugurale se distingue notamment par ses douze expositions en duo, où de jeunes artistes dialoguent avec des figures plus établies voire historiques, de Tadashi Kawamata à Pierre Soulages. Focus sur 5 collaborations marquantes commentées par leurs auteurs.

1. Alassan Diawara et Zineb Sedira : un portrait intime de la région occitane

 

Dans le cadre de la Contemporaine de Nîmes, la gare de la ville fait peau neuve pendant quelques mois : au lieu de leurs simples vitres transparentes, les grandes fenêtres cintrées qui bordent les voies ferrées accueillent des images dont la douceur et la lumière semblent annoncer l’été. Jeunes adolescents enlacés côte-à-côte, allongés nonchalamment sur une plage, en train de flotter dans l’eau ou grimpant sur les rochers… Ces clichés dévoilent un premier échantillon du projet réalisé par Alassan Diawara au cours de ses six mois de résidence dans la Camargue et le département du Gard, pendant lesquels le jeune artiste belge est parti à la rencontre des paysages de la région et leurs habitants avant de les capturer avec son appareil. Un projet qui s’inscrit très naturellement dans la démarche de ce photographe de terrain, qui a aussi bien photographié les populations de Charleroi, dans sa Belgique natale, que celles du Grand Paris en 2021.

 

Il faudra ensuite aller jusqu’au Carré d’art, réputé musée d’art contemporain de Nîmes et “poumon” de cette première triennale, pour découvrir l’ensemble de ce projet et l’un de ses points de départ : l’œuvre de l’artiste Zineb Sedira. Vidéaste et photographe de renom depuis les années 90, celle qui représentait la France en 2022 à la Biennale de Venise expose ici l’une de ses pièces les plus célèbres, Mother Tongue (2002), un triptyque vidéo mettant en scène un dialogue entre elle-même, sa propre mère et sa propre fille, où chacune s’exprime selon sa langue naturelle, soit l’anglais, le français et l’arabe. Les questions de transmission et d’héritage, au cœur de cette œuvre, imprègnent également les dizaines de photographies d’Alassan Diawara exposés dans les salles adjacentes, dont l’accrochage élégant s’empare avec habileté du vaste espace du musée. Groupes d’amis discutant sur un perron, familles réunies pour une journée à la mer, ou encore gros plans sur des mains serrées, témoignant de gestes d’affection… Chacune de ces images compose un portrait intime et personnel de la région, dont émane une grande tendresse.

 

 

Les mots d’Alassan Diawara :

“En explorant Nîmes et le Gard, j’ai adopté une approche immersive et intuitive, évitant toute représentation folklorique. Inspiré par le travail de Zineb Sedira, notamment son triptyque vidéo Mother Tongue qui aborde l’intergénérationnel à l’échelle intime, j’ai cherché à transposer ces questionnements à l’échelle d’un territoire, explorant comment une psyché intime peut être transposée à une psyché collective. Ainsi, mon projet explore comment les histoires individuelles s’inscrivent dans la mémoire collective d’un lieu : en résulte un kaléidoscope révélant des frictions, des harmonies et des synergies inattendues au sein du tissu social. Le dialogue avec le travail de Zineb m’a permis une orchestration de l’espace d’exposition, redéfinissant et complexifiant mon approche de la photographie.”

 

“Patritions sédimentaires”, Carré d’art – musée d’art contemporain de Nîmes, place de la Maison Carrée, Nîmes / gare SNCF de Nîmes.

2. Jeanne Vicerial et Pierre Soulages : un dialogue entre peinture et tissage, de la lumière à la pénombre

 

Parmi les douze binômes qui composent cette première Contemporaine de Nîmes, quelques uns se sont formés entre de jeunes artistes et des figures historiques. L’un des plus percutants reste sans doute celui de Jeanne Vicerial avec l’immense peintre Pierre Soulages, disparu en 2022 dans la ville occitane. C’est à l’âge de dix-sept ans que la jeune Française découvre l’œuvre pictural du maître de l’outrenoir, dont le travail de la matière et du monochrome marquera particulièrement sa mémoire. Une influence que l’on peut retrouver devant ses sculptures textiles spectrales à taille humaine, que la créatrice réalise exclusivement à partir de fils de couleur unique : tantôt le noir, pour la plupart d’entre elles, tantôt le blanc, pour quelques autres.

 

Cette filiation se fait d’autant plus apparente lorsque l’on visite les trois salles du musée du vieux Nîmes, ancien palais épiscopal, où l’ancienne pensionnaire de la Villa Médicis s’est installée pendant plus d’un mois pour réaliser de nouvelles pièces. Ici, l’âtre d’une cheminée se transforme en chevelure noire dégoulinant et serpentant au sol, là, de grandes toiles rectangulaires blanches ont été recouvertes de centaines de fils noirs méticuleusement tissés à l’horizontale, dont la texture, éclairée par la lumière, rappelle les traces saillantes du pinceau sur les œuvres de Soulages. Clôturant ce parcours, qui s’enrichit de créations olfactives, une salle sépulcrale plongée dans la pénombre révèle deux sublimes toiles du maître accrochées aux côtés des femmes fantomatiques de Jeanne Vicerial. Allongée sur un socle telle un gisant, dans cette mise en scène poétique et introspective, l’une d’entre elles semblerait presque incarner la mémoire de l’artiste disparu.

 

 

Les mots de Jeanne Vicerial :

“C’est très étrange de travailler avec quelqu’un qui n’est plus là. Initialement, j’avais très peur de présenter mes sculptures aux côtés cet artiste que j’admire tant et dont le travail m’a profondément inspirée, mais j’en étais aussi très honorée. (…) Même si j’avais réfléchi à la salle noire pendant un an, le véritable dialogue s’est construit dans les espaces d’exposition, avec mon équipe : après dix premiers jours difficiles, car j’avais peur d’oser, un échange s’est instauré petit à petit, et c’est à ce moment-là que j’ai compris ce que je pouvais faire et ne pas faire. Ainsi, pour moi, créer au milieu des œuvres de Pierre Soulages dès le début du projet a été une expérience incroyablement émouvante.”

 

“Avant de voir le jour”, musée du Vieux Nîmes, place aux Herbes, Nîmes.

3. Valentin Noujaïm et Ali Cherri : plongée dans l’histoire d’un empereur sulfureux

 

Pour la plupart des artistes invités par Anna Labouze et Keimis Henni, le travail en binôme fut l’occasion de rencontres et de découvertes. Ce ne fut pas le cas de Valentin Noujaïm et Ali Cherri, qui avaient déjà collaboré sur plusieurs projets. C’est d’ailleurs pour cette raison que le premier, jeune vidéaste, a souhaité travailler avec son aîné, connu aussi bien pour ses sculptures que pour ses films recomposant, tels les œuvres d’un archéologue, des histoires oubliées ou fragmentées. Inspiré par l’histoire romaine de Nîmes, Valentin Noujaïm a profité du cadre du musée de la Romanité, sis en face des fameuses arènes de la ville, pour poursuivre sa recherche autour d’une figure controversée de l’histoire antique : Héliogabale, jeune empereur romain souvent réprouvé pour sa vie sulfureuse et sordide, assassiné après seulement trois ans de règne. Fasciné par les personnalités et communautés marginales, exclues ou opprimées par les structures de pouvoir, Valentin Noujaïm a commencé l’an passé à s’intéresser à ce “monstre anarchique effacé de l’histoire” et à sa réputation subversive, lors de sa résidence à la Villa Médicis.

 

En clin d’œil à la tradition du théâtre antique, le réalisateur français lui rend ici hommage à travers un film en triptyque, diffusé sur trois écrans devant l’entrée du musée, le long de sa passerelle. Trois comédiens s’y livrent à un dialogue nocturne, tous vêtus de capes noires et d’un masque argenté, incarnant respectivement l’une des facettes de ce mystérieux empereur : le cynisme, la tristesse et la folie. Sculptés par Ali Cherri, ces masques présentés en face des vidéos traduisent la passion mutuelle des deux artistes pour les récits méconnus ou effacés, dont la relecture permet d’aborder des thématiques éminemment contemporaines.

 

 

Les mots de Valentin Noujaïm :

“Ali a inspiré nombre de mes œuvres, et il a même donné sa voix à l’un de mes personnages dans l’un de mes premiers films. Pour moi, il était évident de travailler avec lui sur un projet comme Héliogabale, d’autant plus que l’empereur vient de la même région qu’Ali et moi. De plus, l’intérêt d’Ali pour l’archéologie, les statues et les masques a rendu cette collaboration naturelle. Je lui ai proposé de créer des masques correspondant à des émotions, à l’image des chœurs du théâtre antique. Chaque masque illustre alors une émotion tourmentée de l’empereur du chaos. (…) Pour l’installation, nous avons également collaboré pour imaginer de grands poteaux s’élevant des profondeurs jusqu’à la surface. D’un côté, il y a les masques, de l’autre, le film, formant un dialogue ou un combat. »

 

“Les trois visages d’Héliogabale”, musée de la Romanité, 16 boulevard des Arènes, Nîmes.

4. Feda Wardak et Tadashi Kawamata : une fontaine monumentale dans un jardin historique

 

Situés sur l’une des collines de Nîmes, les Jardins de la Fontaine comptent parmi les premiers jardins publics d’Europe, réputés pour leurs canals et leur vaste bassin, leurs sculptures baroques et leur riche végétation. Jusqu’à la fin du mois de juin, ses visiteurs peuvent découvrir du lever au coucher du soleil une installation impressionnante, composé d’un aqueduc et d’une immense gouttière aérienne, grâce auxquels l’eau traverse les jardins avant de se déverser dans le bassin. Architecte et chercheur passionné par les structures urbaines et leur rapport avec les populations locales, Feda Wardak s’est ici inspiré de ce site historique autant que du célèbre pont du Gard, dont il a particulièrement étudié les systèmes de circulation des eaux. Un projet qui s’inscrit dans la lignée de ses précédents sujets d’exploration, comme les machines à eau en Afghanistan, son pays d’origine.
 

Aux hautes voûtes érigées par le jeune homme s’ajoute l’œuvre du sculpteur japonais Tadashi Kawamata, connu depuis les années 80 pour ses constructions souvent monumentales, créant avec ingéniosité l’impression d’un chaos organisé. Ici, le plasticien a édifié la longue gouttière à base de planches de bois, qui s’accumulent à l’extrémité de certains pilotis, selon l’un de ses procédés signatures. Sur cette création monumentale et éphémère offrant un nouveau regard sur le paysage environnant, la patte des deux artistes s’équilibre avec justesse, faisant de leur collaboration l’une des plus évidentes de cette sélection.

 

 

Les mots de Feda Wardak :

“J’ai découvert le travail de Tadashi Kawamata il y a une dizaine d’années, pendant mes études d’architecture. Il fait partie des quelques artistes qui, à cette époque ,ont contribué à déplacer ma pratique : dès lors, il ne s’agissait plus pour moi de penser exclusivement les formes à travers leurs fonctions, mais également à travers les émotions, les récits, les poésies, les absurdités ou encore les invisibilités qu’elles pouvaient engager. (…) Pour ce projet, nos moments d’échange avec Tadashi ont été rares mais très précieux. Je retiendrai cet après midi passé avec lui assis autour de la même table, avec des grandes feuilles blanches au milieu. Le dialogue s’est établi par le dessin, à deux, sur les plans du jardin, et le chemin de l’eau s’est construit de cette manière.”

 

“Water Lines”, jardins de la Fontaine, Nîmes.

5. Neïla Czermak Ichti et Baya : une célébration euphorique des héroïnes de notre monde

 

Une explosion de couleurs attend le public du musée des beaux arts de Nîmes. Dans un ensemble de salles complètement vidées de leurs collections permanentes, des dizaines de femmes envahissent les murs repeints en violet ou vert foncé. Ici, Neïla Czermak Ichti a organisé un ballet pictural euphorique avec l’artiste algérienne Baya (1931-1998), connue pour ses portraits à la gouache de femmes dans des décors flamboyants et une végétation luxuriante, souvent imprégnés par les arts décoratifs de son pays. Peu présentée en France depuis les années 80, cette peintre historique majeure a toutefois été célébrée ces dernières années par des expositions monographiques à l’Institut du monde arabe de Paris, puis à la Vieille Charité de Marseille.

 

Tout en sélectionnant minutieusement les œuvres de Baya qu’elle souhaitait présenter au musée, Neïla Czermak Ichti a créé pour ce dialogue posthume un nouveau corpus, en écho à l’intensité de ces peintures foisonnantes et leurs sujets exclusivement féminins. Dans le vocabulaire graphique de la jeune artiste, particulièrement inspiré par la bande-dessinée, on retrouve depuis des années nombre de super-héroïnes et aliens, chimères et autres figures divines ou démoniaques, dont la puissance exaltée résonne avec celles des femmes peintes par Baya, pendant que leurs styles respectifs mettent à mal les canons féminins longtemps définis par les hommes. Outre plusieurs portraits aux couleurs hallucinées peintes à l’acrylique, la Parisienne s’est affranchie de la toile pour investir l’ensemble des salles, installant dans un angle une araignée rouge à visage humain perchée sur sa toile vert pomme, ou érigeant au milieu d’une pièce une silhouette plate à taille humaine, dont elle a peint le devant comme le dos. Mais l’installation la plus marquante de Neïla Czermak Ichti restera sans doute un ring grandeur nature où s’affrontent deux catcheuses : figés dans leur mouvement par la peinture, leurs corps semblent flotter dans les airs, comme les femmes dansantes de Baya.

 

 

Les mots de Neïla Czermak Ichti :

“Il y a quelques années, je faisais des recherches sur les femmes peintres à travers le monde, et celles-ci m’ont amenée à Baya. Son travail m’a beaucoup touchée : les expressions propres à chaque personnage, son utilisation des couleurs et sa façon de les associer, sa représentation de créature hybrides, au croisement de plusieurs espèces… Les scènes d’intérieur entre une mère et sa fille m’ont aussi particulièrement marquée. De son amour pour la musique, très importante dans mon travail, à ses univers étranges, son œuvre a trouvé une résonance avec ma pratique. J’étais donc heureuse de créer tout un nouveau corpus, de continuer à découvrir des approches communes et de construire un dialogue entre nos œuvres.”

 

“Rien ne manque”, musée des Beaux-arts de Nîmes, rue de la Cité Foulc, Nîmes.

 

 

Contemporaine de Nîmes. Triennale de création contemporaine, jusqu’au 23 juin 2024 à Nîmes.