Comment le photographe Gregory Crewdson révèle la face cachée du rêve américain
À la galerie Templon, le photographe Gregory Crewdson expose en ligne jusqu’au 23 décembre sa dernière série baptisée “An Eclipse of Moths”. Réalisée deux ans avant la crise sanitaire, celle-ci propose une visite immersive d’une région du nord-est des Etats-Unis où la misère de la population côtoie le vide vertigineux des paysages, retranscrit par ses panoramas saisissants. Pour Numéro, l’Américain revient sur ce projet.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Quand Gregory Crewdson entame sa nouvelle série de photographies en 2018, il est loin d’imaginer ce qui se déroulera deux ans plus tard. Loin d’imaginer que ses panoramas saisissants de villes à l’arrêt, d’artères vides et dépeuplées deviendront, aux quatre coins du monde, un tableau tristement familier à l’heure de la crise sanitaire. À l’époque, les objectifs du photographe américain sont tout autres : dépeindre un monde fracturé par les mutations de la société, de la politique et de l’économie, mettre en scène une Amérique laissée pour compte, instable mais bien vivante, oscillant, comme dans tous ses clichés, entre réalité et fiction. À travers seize tirages actuellement exposés en ligne par la galerie Templon, ce représentant éminent de la staged photography – une photographie cinématographique dont la mise en scène brouille l’apparent réalisme – nous entraîne dans un parcours immersif autour d’une ville de Nouvelle Angleterre, où l’étendue impressionnante des paysages côtoie misère et dénuement. Entre les bâtisses délabrées, les routes quasi désertes, les stores des boutiques fermés, les mobile-home de fortune et les voies ferrées où l’herbe semble avoir repris le dessus, on discerne la présence timide d’êtres humains guidés par les lumières douces du ciel. Ces derniers deviendraient alors, comme l’indique le titre de la série An Eclipse of Moths, les papillons qui s’agrègent la nuit sous l’éclairage des lampadaires, mus par l’espoir de lendemains meilleurs. Pour Numéro, le photographe revient sur ce fascinant projet.
Numéro : Devant vos dernières photographies, on est tout d’abord frappé par le changement d’échelle par rapport à vos séries précédentes. Vous avez opté pour des vues panoramiques, qui soulignent la grandeur et la profondeur du paysage. Pourquoi avoir choisi ce format ?
Gregory Crewdson : Ce que je souhaitais avant toute chose, c’était réaliser une série de paysages extérieurs. Bien évidemment, comme pour toutes mes images, celle-ci devait revêtir une dimension psychologique. J’ai donc voulu utiliser ces larges paysages pour raconter comment les figures humaines, bien plus petites, y existent presque jusqu’à s’y perdre. Avec mon équipe, nous avons utilisé un éclairage cinématographique et beaucoup travaillé en post-production afin d’obtenir le résultat que nous cherchions. Pour cette série, je voulais une palette colorée ouverte et douce ainsi que des lumières moins dramatiques, plus calmes et atmosphériques.
On constate aussi une évolution dans votre représentation de la solitude. Dans vos photographies d’intérieur, cet état était très incarné par vos modèles, par leur postures immobiles, leurs visages inexpressifs. Ici, la solitude est bien plus visible à travers le vide des paysages, qui résonne tout particulièrement avec les événements de cette année. Qu’est-ce qui vous a amené à ce changement ?
Quand nous avons pris les photographies en 2018, j’étais très intéressé par l’idée de vide, de grandeur et de fracture. Nous n’aurions jamais pu imaginer que, lorsque les images seraient dévoilées, elles seraient si emblématiques de la période que nous traversons aujourd’hui. C’est en effet une coïncidence très étrange…
Comment préparez-vous vos photographies ?
La première étape est toujours la prospection, qui se passe des mois avant les prises de vue. Pendant des heures, j’ai roulé à la recherche des lieux qui conviendraient le mieux à mes histoires. Une fois que je les ai trouvés, nous avons écrit avec ma partenaire les descriptions des images qui détaillent ce qu’on y voit afin de les utiliser comme une sorte de scénario sur place : ce que font les modèles, l’atmosphère, le ton, mais sans ajouter aucune intrigue ni explication narrative. Puis nous avons réalisé toutes les images sur cinq ou six semaines en consacrant deux jours à chacune d’entre elles, comme pour le tournage d’un film. Je travaille de très près avec mon directeur de la photographie : nous amenons des voitures, dégageons les rues, faisons tout ce qui va permettre de créer l’image. Mais finalement, tout se rassemble dans un instant très court.
“Tout rejoint une même tentative : celle de créer un monde qui semble abandonné.”
Dans cette série, vous explorez une ville reculée très représentative d’une Nouvelle-Angleterre post-industrielle. Comment l’avez-vous découverte et pourquoi a-t-elle retenu votre attention ?
J’habite à 45 minutes de cette ville que j’avais déjà photographiée auparavant, donc j’ai avec elle une relation et une histoire intimes. Je suis le genre d’artiste qui ne cesse de revenir travailler dans des endroits similaires. La thématique de la fracture étant très importante, j’ai voulu que tout dans l’image semble désolé et hors du temps : les magasins sont fermés, les voitures cassées, les routes fissurées, l’herbe a trop poussé, les habitants sont eux aussi brisés… Chaque personne que l’on voit dans les images réside dans la ville ou aux alentours et était partant pour participer au projet. Nous avons également travaillé main dans la main avec la ville pour fermer certaines rues, déplacer des voitures qui étaient garées. Nous leur avons demandé de ne paver aucune route et de ne tondre aucune pelouse avant les prises de vue. Tout rejoint une même tentative : celle de créer un monde qui semble abandonné.
Cette nouvelle échelle fait que le décor et le paysages semblent engloutir les personnages, mais plus on les regarde plus on découvre que des choses se passent : une voiture en feu, un landau abandonné, un homme prenant un bain dans une forêt… Que signifient ces scènes pour vous ?
Je voulais qu’il y ait un sentiment de rédemption et d’espoir. Que les figures fassent des choses qui avaient du sens, discrètes et calmes mais intentionnelles. Toutes ces actions sont très importantes.
Vos photographies sont en effet très cinématographiques, particulièrement celles de cette nouvelle série. Des réalisateurs ou des films vous ont-ils inspiré ?
Plusieurs m’inspirent depuis des années, comme Terrence Malick, Alfred Hitchcock bien sûr, David Lynch, Steven Spielberg ou d’autres. Mais ils ne sont pas une influence directe, seulement des réalisateurs que j’adore et dont le travail m’attire d’une manière ou d’une autre.
“Il est essentiel que mes images parlent de façon bien plus puissante que mes mots.”
Vos clichés montrent un autre visage de l’Amérique, un visage qui est devenu de plus en plus apparent récemment grâce au cinéma, aux documentaires et à la photographie. Parvenez-vous tout de même à trouver de la joie dans ces régions délaissées de votre pays ?
S’il n’y avait que pessimisme et tristesse je ne pense pas que cela m’intéresserait. C’est justement ce contraste entre espoir et désespoir qui est important dans mes images. C’est pourquoi il est essentiel qu’elles parlent de façon bien plus puissante que je ne peux le faire avec des mots.
L’exposition de Gregory Crewdson, “An Eclipse of Moths” est présentée à la galerie Templon jusqu’au 23 décembre. En attendant sa réouverture, elle peut être visitée en ligne ici.