Comment Barthélémy Toguo transforme les drames en œuvres d’art
S’il place toujours sa sensibilité au service de l’actualité désastreuse du monde – conflits politiques, crise des migrants, pénurie d’eau –, Barthélémy Toguo prend soin d’éviter dans sa pratique plastique l’écueil du misérabilisme. Couleur, pétulance, vivacité… le travail de l’artiste camerounais, à l’affiche jusqu’au 12 décembre d’une exposition personnelle au musée du Quai Branly, conserve en dépit des drames dont il se fait l’écho, une inépuisable foi en la vie. Décryptage en 3 œuvres, emblématiques de cet engagement.
Par Alexandre Parodi.
À 54 ans, Barthélémy Toguo n’a toujours pas choisi son médium de prédilection. Et cela n’est pas nécessaire. D’abord formé à la sculpture à l’École des beaux-arts d’Abidjan, enrichi par son passage à l’Ecole des Beaux-Arts de Grenoble puis à la Kunstakademie de Düsseldorf, le Camerounais n’a eu cesse de diversifier sa pratique artistique : dessin, peinture, sculpture, installation, photographie, performance, vidéo, aucun de ces formats n’est étranger à celui qui a bâti au travers de ces divers moyens d’expression un langage plastique spontané et expressif. Ses toiles, dont certaines sont présentées jusqu’au 12 décembre dans son exposition personnelle au musée du Quai Branly – Jacques Chirac, abordent de front la douleur humaine et l’incarnent par des visages aux bouches béantes qui semblent laisser échapper des hurlements, comme dans The Giving Person in the Solitude (2010). Pour autant, l’utilisation de l’aquarelle sur toile avec des couleurs vives, dont un bleu profond qui fait la marque de l’artiste, allège la violence du propos et permet au spectateur de pénétrer des sujets parfois rudes. C’est précisément cette dichotomie qui régit l’ensemble des œuvres de l’artiste. Entre crise des migrants, dérèglements climatiques, pandémies, conflits politiques, Barthélémy Toguo embrasse la souffrance du monde et la porte avec une surprenante aisance. Mais il ne s’agit pas tant pour lui d’énumérer les événements géopolitiques de nos sociétés que d’extraire l’énergie vitale et/ou endolorie qui s’en dégage. Sa démarche est ainsi faite : écoutant en premier lieu ses émotions, il ne décide que dans un second temps du médium sur lequel il jettera son dévolu. S’il nourrit une œuvre aussi exhaustive, c’est que sa sensibilité, branchée sur l’actualité frénétique du monde, ne manque jamais de sollicitations. La sélection de Christianne Falgayrettes-Leveau, commissaire de son exposition au musée du Quai Branly, s’attache à mettre en valeur engagement et vitalisme dans le travail de l’artiste camerounais. Focus sur 3 œuvres de l’exposition significatives du subtil balancement de Barthélémy Toguo, du social au spirituel.
1. La crise des migrants en couleur et en volume : Road to exile (2008)
Avant même que la question migratoire ne fasse la une de l’actualité, Barthélémy Toguo se confrontait dès 2008 à cette tragédie humaine. À l’époque, il crée une installation : une barque en bois débordant de baluchons multicolores, ployant sous sa lourde charge, au milieu d’une fragile mer de bouteilles en plastique, la précarité de la surface contraste avec la lourdeur de l’embarcation, chargée à ras-bord. Le risque d’un chavirement est suggéré, délicatement, par la simple représentation de ce bateau en déséquilibre. Si le sujet traité est d’une dureté radicale, l’artiste prend le parti d’en atténuer la violence. Avec leurs formes rondes, leurs motifs contrastés et leurs couleurs vives, les ballots en wax de l’installation Road to exile évoquent moins les photographies funestes des naufrages que les embarcadères fantastiques d’un dessin animé de Miyazaki. L’œuvre de Barthélémy Toguo n’en est pas moins engagée et puissante. Le spectateur est d’autant plus interpellé que le drame suggéré ici par l’artiste est invisible, invitant le public à le ressentir par lui-même à travers son propre imaginaire.
2. Les prédictions de Barthélémy Toguo : Vaincre le virus ! (2016)
L’eau est l’élément vital par excellence. Purificatrice, régénératrice, elle peut aussi s’avérer contaminée, polluée, fatale. En choisissant de représenter des réceptacles susceptibles de la contenir, Barthélémy Toguo souligne cette fragilité. C’est dans la ville chinoise de Jingdezhen, dans le pays de la porcelaine, que Barthélémy Toguo, choisit en 2016 de faire fabriquer une série de 18 vases de 2 mètres de hauteur, pour lesquels il apprend spécialement la peinture sur porcelaine à main levée. Dessus, il figure des mains rouge vif qui viennent salir, telles les empreintes sanguinolentes laissées par des mourants, la porcelaine blanche et immaculée. Il y a aussi ce détail : la représentation d’un virus, peint d’après nature, grâce à l’aide des chercheurs de l’Institut Pasteur. Barthélémy Toguo leur a en effet demandé leur concours, afin d’accéder aux images du virus Ebola et de celui du sida. Sur chacun des 18 vases, l’artiste a tracé son autoportrait. Au milieu de ces traces de la maladie, il se dépeint lui-même, le visage affligé, comme le témoin des hécatombes provoquées par les crises sanitaires. Finaliste de la 6e édition du prix Marcel Duchamp pour cette œuvre, l’artiste confronte les motifs poignants figurés sur les vases à la matière incarnant par essence la vulnérabilité, le raffinement et la douceur de vivre : la porcelaine. S’il sensibilise aux désastres du siècle, Barthélémy Toguo le fait avec une délicatesse qui préserve le spectateur d’un déballement frontal de la maladie.
3. Water Matters (2020), vers une œuvre universelle
Une silhouette masculine ouvre une bouche béante vers le ciel. S’en échappent des filets d’eau, qui partent rejoindre des récipients, placés de part et d’autre de ce buste. En résonance avec son sujet, ce tableau est peint selon la technique du lavis : un procédé qui consiste à créer un dégradé d’encre monochrome en délayant la couleur dans de l’eau. L’homme est-il en train de remplir les récipients ou bien d’en aspirer le contenu ? À ces deux interprétations, l’artiste préfère la première. Sensible aux crises hydrauliques, il a développé au cours de sa pratique le “bleu Toguo”, particulièrement profond, symbolisant cette source de vie plus que jamais précieuse et instable. Contrairement au “bleu Klein”, l’artiste a laissé sa couleur libre de droit, revendiquant par ce geste l’impératif de diffuser la ressource qu’elle symbolise. Avec cette peinture d’un homme à six bras, Barthélémy Toguo livre sa vision de l’humain, surhumain, divin, débordant, excédant de forces qu’il reverse généreusement autour de lui. Si cet homme de Vitruve (l’homme idéal de Léonard de Vinci représenté les membres écartés au centre d’un cercle) revisité possède autant de membres, c’est pour fournir le monde avec la plus grande ampleur. Dès lors, à l’image de cette toile qu’une infinité de gouttes tapisse, la pénurie devient abondance, la sécheresse devient fertilité. L’installation est complétée par une table de bois, de la longueur de la toile, sur laquelle sont disposées des bouteilles gravées de motifs végétaux. La plante, omniprésente dans le langage visuel de l’artiste confirme que la vie est belle et bien revenue. À Bandjoun Station, le centre d’art inauguré dans son pays d’origine en 2013, l’artiste est aussi agriculteur, expérimentant dans sa vie ce qu’il défend dans son art : la solidarité inter-humaine et la réconciliation avec les écosystèmes.
L’exposition “Désir d’humanité. Les univers de Barthélémy Toguo” est à voir jusqu’au 5 décembre 2021 au musée du Quai Branly – Jacques Chirac.