Censure, masturbation : qui est Dorothy Iannone, artiste transgressive et féministe exposée au M HKA ?
Artiste transgressive et féministe avant l’heure, Dorothy Iannone (1933-2022) est à l’affiche jusqu’au 21 janvier d’une grande réstropective au M HKA, à Anvers. Une riche entrée en matière dans l’œuvre protéiforme de la peintre et dessinatrice américaine, dont les œuvres, au style graphique reconnaissable entre mille, ont abordé de front des sujets tels que la sexualité féminine et la censure. Découvrez 3 choses à savoir sur cette artiste visionnaire.
Par Matthieu Jacquet.
L’amour, moteur principal de l’œuvre de Dorothy Iannone
Aux yeux de ceux qui le découvrent pour la première fois, le travail de Dorothy Iannone (1933-2022) peut paraître cru, voire provocant. Sans doute parce que ses corps masculins et féminins, peints et dessinés par l’Américaine sur de nombreux supports, mettent souvent en exergue les organes génitaux et les actes sexuels de manière très frontale. Dans ses œuvres inclassables, on retrouve à la fois le style graphique et bidimensionnel de la bande-dessinée, par la présence de textes et d’illustrations aux contours noirs définis et aplats de couleurs vives, la présence de motifs d’arts traditionnels et folkloriques, mais aussi quelque réminiscences de l’art naïf par des compositions faisant fi des règles de perspectives. Pourtant, derrière ces représentations explicites que certains jugeront érotiques, voire pornographiques, l’œuvre de l’artiste disparue l’an passé est animée par un même moteur : l’amour.
Originaire de Boston et descendante d’une famille d’immigrés italiens, Dorothy Iannone commence à peindre à la fin des années 50 et, après des études en littérature, s’installe à New York avec son premier mari James Upham. Si ses premières peintures de l’époque, initialement abstraites, intègrent peu à peu des textes, des motifs reconnaissables – fleurs et végétation, objets en tous genres – et des figures humaines aux sexes proéminents – surtout dès le milieu des années 60– , l’année 1967 marque un véritable tournant dans sa carrière. À New York, la peintre embarque dans une croisière pour l’Islande où elle rencontre le Suisse Dieter Roth, figure influente du mouvement artistique Fluxus. C’est le coup de foudre : les deux artistes ne se quitteront plus, au point que leur passion devienne pour Iannone une inépuisable source d’inspiration.
“Je ne peignais plus d’autres personnes que Dieter, confiait la New-Yorkaise il y a quelques années à Joanna Zielińska, commissaire de sa passionnante rétrospective présentée cet hiver au M HKA d’Anvers. Nous deux sommes devenus les vedettes de mon œuvre, et au lieu d’agrémenter mes tableaux de vers de poèmes que j’aimais, je consignais désormais ce que nous nous étions dit, ou bien j’écrivais mes propres textes.” L’exemple le plus probant de cette romance restera sans doute An Icelandic Saga (1978-1986), récit de leur rencontre à travers une série d’une quarantaine dessins en noir et blanc, où textes et dessins se mêlent à la manière d’un journal intime. Parallèlement, les œuvres de Dorothy Iannone se feront de plus en plus narratives au fil des années, et traduiront aussi bien son intérêt croissant pour la spiritualité et le boudhisme – à travers l’union charnelle et spirituelle des corps – que sa volonté fervente de défendre une sexualité féminine libre et assumée. En atteste (Ta)Rot (1968—1969), son jeu de cartes inspiré par les arcanes majeurs du tarot de Marseille, où 27 cartes colorées représentent tantôt des situations quotidiennes que des scènes de coït entre sa muse Dieter Roth et elle-même. Suite à leur séparation en 1974, l’amour continue de traverser l’œuvre de Dorothy Iannone : en 2009, elle entame notamment la série au long cours des Movie People, peignant des couples phares du cinéma sur de petites surfaces en bois découpé, de Jeanne Moreau et Jean-Marc Bory dans Les Amants (1958) à Heath Ledger et Jake Gyllenhaal dans Le Secret de Brokeback Mountain (2005).
Une œuvre ouvertement sexuelle, censurée à plusieurs reprises
Au milieu du 20e siècle, les œuvres dépeignant le corps nu féminin, même sexualisé, sont globalement acceptées dans le monde de l’art occidental. Malgré cette tolérance, le travail de Dorothy Iannone dérange les apôtres de la vertu, notamment parce que les sexes y apparaissent de façon proéminente. Une défiance que connaît l’artiste dès 1967, alors qu’elle est invitée à exposer dans la galerie du poète et éditeur Hansjörg Meyer à Stuttgart : là-bas, elle présente quelques peintures à l’huile ainsi que des dizaines de figurines en bois de sa série People, galerie de personnages mythiques ou réels aussi divers que l’acteur Charlie Chaplin et la déesse hindoue Krishna, dont un certain nombre sont représentés nus. La réaction ne se fait pas attendre : suite à une plainte d’un visiteur dénonçant le caractère pornographique de ces œuvres, la police débarque dans la galerie dès le lendemain du vernissage pour confisquer l’intégralité de son contenu, et notamment les figurines en bois. Avant de les restituer à l’artiste le jour de la fin prévue de l’exposition, afin de s’assurer que les œuvres ne regagneront pas les cimaises de la galerie.
Deux ans plus tard, une expérience similaire à Kunsthalle de Berne aura un impact d’autant plus important pour Dorothy Iannone. Intégrées à une exposition collective (“The Friends Exhibition”) sur l’invitation de Dieter Roth, des œuvres récentes de l’artiste dérangent plusieurs confrères exposant à ses côtés, conduisant le commissaire d’exposition Harald Szeemann à couvrir de scotch marron les parties génitales apparentes sur les figurines, par peur d’outrer l’assistance. Une précaution qui n’a pas suffi lors de la visite du président du conseil d’administration du musée, choqué par ces œuvres “inappropriées” au point d’inciter Szeemann à les retirer de l’accrochage. Soutenue par Dieter Roth, qui retirera lui aussi ses peintures de l’exposition, la peintre américaine s’effare de cette censure et en tire un livre, The Story of Bern (or) Showing Colors (1970), récit déroulé en plusieurs dessins et textes, là aussi en noir et blanc, qui retrace les étapes du scandale à travers ses protagonistes. Première d’une longue série de livres d’artiste de Dorothy Iannone, cette œuvre actuellement exposée au M HKA inaugurera, selon elle, “une nouvelle forme d’histoire de l’art.
D’un piano peint à la masturbation sur une chanson de Marlene Dietrich
On pourrait croire que l’œuvre de Dorothy Iannone se limite au papier et au bois, mais sa rétrospective anversoise prouve le contraire. Piano, fauteuil et table pour jeu de roulette, figures à taille humaine, ou encore boîte à musique… Jusqu’à sa disparition l’an passé, l’Américaine a recouvert ses scènes, motifs et figures crues aux couleurs vives sur un grand nombre de supports. Un éclectisme qui se complète par ses livres de poèmes mais aussi ses enregistrements musicaux sur vinyle et cassette audio, autre pan important de sa pratique. En 1975, alors qu’elle peint chez elle à Paris, l’artiste écoute en boucle une chanson allemande interprétée par Marlene Dietrich. Alors, lui vient l’idée de s’enregistrer sur une cassette audio, en train de chanter le refrain de cette ritournelle. Petit à petit, lannone commence à se masturber, au point que ses sensations s’entendent à sa respiration et aux inflexions de sa voix, de plus en plus forte à mesure qu’elle approche l’orgasme. La cassette n’est pas le seul enregistrement sonore de l’artiste, qui en consacre notamment une au récit de sa relation avec Dieter Roth, et une autre à son amitié fusionnelle avec Mary Harding, où l’on entend leurs confidences dans l’intimité de la chambre à coucher.
Comptant parmi les premières artistes à mettre en scène de façon aussi crue la jouissance féminine, Dorothy Iannone l’a également traduit à l’image. Dans l’une de ses “video boxes”, boîtes à taille humaine ornées de ses peintures de scènes d’amour, ouvertes pour accueillir l’écran d’un téléviseur, on découvre en 1975 un film de son visage en gros plan dont l’expression change, là aussi, au rythme de ses plaisirs solitaires. Une œuvre dont existent trois versions, longtemps restées dans l’obscurité, avant d’être exposées à la Tate Modern, à la Biennale de Whitney, et actuellement, au M HKA, dans la rétrospective très complète d’une artiste inclassable, transgressive et éminemment contemporaine.
“Dorothy Iannone. L’amour dure toujours, n’est-ce pas ?”, jusqu’au 21 janvier 2024 au M HKA, Anvers.