Comptines et massacre intrafamilial : les inspirations troublantes de l’artiste Diego Marcon
Principalement constituée de films et de vidéos, l’œuvre de Diego Marcon, né en 1985, s’interroge sur ce qui compose l’essence même de la vie. La mort en est un thème récurrent, tout comme les personnages étranges dont on ne sait si ce sont de vrais humains déguisés ou de faux humains de synthèse. La musique y joue un rôle fondamental, vecteur de toute la palette d’émotions qui caractérisent l’être humain. Plongée dans les dessous de son travail et de son exposition, ouverte jusqu’au 7 septembre 2025 à l’Espoo Museum of Modern Art, en Finlande.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.

La révélation de Diego Marcon à la Biennale de Venise en 2022
En 2022, le public de la Biennale de Venise découvrait avec stupéfaction et délectation un film de Diego Marcon intitulé The Parents’ Room. Tourné en 35 mm, ce film – qui avait été présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes – met en scène, sous la forme d’une comédie musicale introduite par le chant d’un oiseau, un foyer qui chante un massacre intrafamilial. Éminemment singulier, le travail de Marcon fait exister dans l’espace d’exposition des films dont les personnages sont autant une famille de taupes que des êtres troublants, dont on ne sait pas très bien si ce sont de vrais acteurs portant des masques ou des animatroniques.
Extrêmement précises, ses installations créent notamment la dramaturgie grâce au son, et s’inscrivent dans divers genres cinématographiques, plongeant le spectateur dans des boucles et des répétitions narratives qui font écho aux archétypes du cinéma : le conte de fées, le film d’horreur ou encore la comédie burlesque. Diego Marcon fait aussi de la sculpture, ainsi qu’en témoigne sa série de bas-reliefs d’adorables chiens qu’il accroche aux murs de galeries comme Sadie Coles HQ ou Buchholz, qui semblent tout droit sortis de ses films. L’artiste italien est actuellement en plein tournage de son futur film et vient d’inaugurer une exposition à l’Espoo Museum of Modern Art (EMMA), en Finlande. Nous pourrons aussi le découvrir en France à la fin de l’année au Consortium de Dijon.

Rencontre avec l’artiste italien Diego Marcon
Numéro : Quel a été votre parcours ?
Diego Marcon : Je suis né à Busto Arsizio, une petite ville de Lombardie située à environ 40 km au nord-ouest de Milan. J’ai grandi dans une famille qui n’a jamais eu le moindre lien avec l’art. J’ai toujours voulu être artiste, mais après des études secondaires d’arts plastiques, je me suis orienté vers le cinéma. À l’époque, j’étais cinéphile, et je voulais faire des films pour le grand écran. C’est dans mon école de cinéma que je suis revenu à l’art. Je me suis intéressé à des formes expérimentales et hybrides de réalisation, en réaction à un environnement commercial et ennuyeux sur le plan artistique.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’art ?
Lorsque j’étais enfant, ma mère lisait énormément de livres qu’elle achetait par correspondance dans le catalogue d’Euroclub. Comme c’était une très bonne cliente, elle se voyait souvent offrir de gros ouvrages encyclopédiques sur toutes sortes de sujets. Un jour, elle m’a demandé d’en choisir un. J’ai voulu La pittura moderna [La Peinture moderne], un gros catalogue illustré couvrant les principaux mouvements et artistes de la fin du 19e siècle aux années 60. En le feuilletant, j’ai découvert Le Déjeuner sur l’herbe [d’Édouard Manet, 1863], et j’ai immédiatement ressenti sa forte tension érotique. C’est à ce moment-là que le désir m’est venu de devenir artiste.

Un travail étrange, inspiré par les comptines… et la pâtisserie
Vers quoi se porte votre regard, et quelles sont vos principales sources d’inspiration ?
J’aime les langues et les structures. Mais aussi les comptines de l’enfance et la pâtisserie. J’aime la psychanalyse et certains genres cinématographiques. Les comédies musicales, les dessins animés, les films à regarder en famille et les films d’horreur. Mes préférés, ce sont les huis clos dans lesquels une force maléfique veut envahir votre maison, et vous pénétrer pour vous faire du mal.
Quand savez-vous qu’une œuvre est achevée – et d’ailleurs, que veut dire pour vous le mot “achevé”? Est-ce que tout est écrit à l’avance, ou pouvez-vous modifier vos films au fil de leur réalisation ?
Pour moi, une œuvre est terminée quand elle est projetée, lors de la première. Ces derniers temps, tout était plus ou moins écrit à l’avance. Mais au cours du tournage, ce qui est écrit, et prévu, se retrouve fatalement confronté aux processus de la réalité pratique, factuelle et matérielle. Cela peut donc parfois entraîner un nécessaire réexamen des choses. Ces moments-là sont souvent très stimulants et assez exaltants.
“Lorsque je conçois une exposition, je réfléchis vraiment en termes de dramaturgie.” – Diego Marcon.
Comment installez-vous vos œuvres pour une exposition ? Dans votre pratique artistique, quelle importance accordez-vous à la scénographie et à l’architecture ?
Bien que je ne m’intéresse pas aux aspects narratifs dans la réalisation de mes films et de mes vidéos, lorsque je conçois une exposition, en revanche, je réfléchis vraiment en termes de dramaturgie. Pour moi, c’est le moment où l’ensemble des éléments – à la fois ceux qui sont liés au lieu et ceux des œuvres par rapport à un contexte spécifique – contribuent à bâtir une narration faite de volumes, de vides, de conditions d’éclairage et de température, de matérialité, de sons, de corps, etc.
Ce sont des aspects extrêmement intéressants. Et c’est la raison pour laquelle – alors que je travaille sur le film et la vidéo – je choisis de réaliser des expositions. Plutôt que de montrer mes films dans des salles de cinéma, où les conditions de projection seraient ainsi idéales, mais où elles sont censées aller de soi.

Les sculptures de chiens morts de Diego Marcon
Outre vos films, vous avez également produit des sculptures de chiens morts.
J’aime énormément les chiens, qui sont des êtres aimants, loyaux, très attachants. L’histoire de la représentation est peuplée de chiens, que ce soit dans la peinture, les romans d’aventures et les livres pour la jeunesse, le cinéma ou les séries animées.
Je ne me rappelle pas le moment exact où je me suis mis à imaginer des chiens décédés. Mais le premier ensemble de ces sculptures – en réalité il s’agissait d’une seule pièce baptisée Quattro cani morti [Quatre Chiens morts] – est arrivé en même temps que mes premières comptines, qui ont ensuite été réunies dans un ouvrage publié sous le titre Oh mio cagnetto [Oh, mon petit chien, éd. Lenz Press, Milan, 2020]. Ces courts poèmes tournent autour de la figure absente et regrettée d’un chien que l’on pleure. J’ai commencé à les écrire pour m’amuser, en même temps que je travaillais sur les sculptures en céramique.

Un geste simple, graphique et violent
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Tout d’abord, quatre pièces ont été produites et présentées à The View, un espace-projet dirigé par un ami très cher, Vittorio Dapelo. Ce lieu est une minuscule maison de verre utilisée autrefois comme kiosque de fleuriste et située à proximité du cimetière de Sant’Ilario, près de Gênes. Depuis ce promontoire, on domine la mer. J’avais accroché des rideaux blancs aux parois vitrées. À l’intérieur, un tapis bleu était posé sur le sol.
C’est dans ce lieu que j’avais placé mes quatre chiens, dont un seul était à l’extérieur, étendu dans la rue. Je me souviens que quelqu’un s’était approché de la sculpture, l’avait regardée, puis s’était tourné vers moi pour me demander ce qu’il y avait à l’intérieur. J’avais répondu qu’il y avait d’autres chiens morts, “bien sûr”. Depuis, ces chiens ont continué d’affluer. Et la première fois que je les ai réunis en masse, c’était en 2023 pour l’exposition Glassa, au Centro Pecci de Prato. Là, j’ai commencé à les accrocher aux murs. J’y vois un geste très simple, à la fois graphique et violent, stupide et obscène.

Des expositions de l’EMMA au Consortium
Vous sentez-vous proche d’une communauté ou d’un mouvement?
Oui, en l’occurrence de l’équipe avec laquelle je travaille pour réaliser mes films. Valentina Bigaran, Federico Chiari, Lorenzo Cianchi, Giulia Gruescu, Pierluigi Laffi, Giulia Pecorari, Camilla Romeo, Francesco Zara, Diego Zuelli et, plus récemment, Violet Savage et Miranda Secondari. Pour moi, faire des films c’est avant tout se donner la possibilité de créer des espaces d’amitié et de dialogue. Un moyen d’explorer, avec ces gens que j’aime, de nouvelles pratiques, des choses de ce genre. Et d’essayer de pousser cette aventure un peu plus loin, même si c’est sur une trajectoire très personnelle et très intime.
Quel sera votre prochain projet?
Nous travaillons sur un court ballet musical intitulé Krapfen. La musique sera composée par Federico Chiari et, dans sa performance, Violet Savage incarnera un enfant.
“Diego Marcon. Dolle”, exposition jusqu’au 7 septembre 2025 à l’Espoo Museum of Modern Art (EMMA), Finlande.