À la MEP, la jeune artiste My-Lan Hoang-Thuy renverse les codes de la peinture
Quelques semaines après avoir accroché ses œuvres à la maison Christie’s à Paris, la jeune artiste française My-Lan Hoang-Thuy présente à la Maison Européenne de la Photographie sa première exposition personnelle en institution. À la frontière entre peinture et photographie, ses délicates et originales créations déjouent nos attentes et jouent avec notre perception.
Par Camille Bois-Martin.
Exposition de My-Lan Hoang-Thuy “Femmes Actuelles”, jusqu’au
“Dans le monde de l’art, personne ne t’attend, personne ne te désire. Tu dois t’exposer pour te faire voir, pour te faire vendre.” – My-Lan Hoang-Thuy
Une sincérité ingénue, presque naïve, qui, My-Lan Hoang-Thuy en est persuadée, est à l’origine de son récent et grandissant succès. En témoigne en effet son exposition au studio de la MEP : intitulé “Femme Actuelle”, le solo-show puise dans les souvenirs d’enfance de l’artiste, qui, à défaut d’avoir autre chose de disponible chez elle, dévorait plus jeune les pages du magazine féminin éponyme et s’amusait à dessiner les mannequins qui en peuplaient les publicités. “Ces filles étaient habillées comme je rêvais de l’être. Je passais mon temps à les représenter grossièrement sur des feuilles de papier que je finissais toujours par jeter par peur que ma sœur ou mes cousins ne tombent dessus.” Si cette première approche “artistique” n’a pas directement réveillé en elle sa future vocation, c’est sa formation post-bac à l’École Duperré, avant les Beaux-Arts de Paris, qui a ranimé le souvenir de ces images consuméristes remplies de jeunes femmes, qui ont par la suite infusé sa pratique. De la même manière que les pages d’un magazine féminin, My-Lan Hoang-Thuy se filme ainsi en train de prendre la pose et en retire des captures d’écrans d’elle, qu’elle imprime par la suite sur ses acryliques séchées… de la même taille qu’une feuille de magazine.
Réalisées entre 2019 et 2020, les œuvres exposées à la MEP reflètent une période difficile pour l’artiste qui, tout juste diplômée des Beaux-Arts, peine à trouver sa place dans la jungle hostile du monde de l’art. “Personne ne t’attend, personne ne te désire. Tu dois t’exposer pour te faire voir, pour te faire vendre. Ce que je fais de manière assez littérale ici, en utilisant mon corps comme un simple outil alors même que mon rapport avec lui était très compliqué”. Ainsi, le traitement de ses autoportraits ne laissent entrevoir que très peu de My-Lan Hoang-Thuy, dont l’apparence est distordue, étirée, allongée. “Ma sœur n’aimait pas ces peintures, elle me disait que ça lui faisait du mal de les regarder” révèle l’artiste, qui décide à l’époque de les ranger dans un coin de son atelier. Avant de les ressortir pour cette première exposition personnelle en institution, et les réactualiser sous le prisme de sa nouvelle vie d’artiste établie.
Accrochée dans une salle aux allures de boudoir, recouverte de moquette grise, ces petites œuvres en entourent une bien plus grande, de près deux mètres de large, exposée sur le mur central. Réalisée en 2023, celle-ci reprend la même technique : de la peinture acrylique séchée sur laquelle My-Lan Hoang-Thuy a imprimé un portrait d’elle. Mais, cette fois-ci, son image recouvre l’entièreté de la surface, et ne se compose que de noir et de blanc. “Si je devais décrire mon travail en 2023 et la série de 2019, je décrirais la même chose : ce sont des autoportraits de moi, nue, imprimés sur de la peinture acrylique séchée. Mais, pour ma dernière œuvre, j’ai utilisé un appareil photo argentique, donc la retouche n’était pas possible, à la différence des autres portraits pris avec un numérique. J’y vois quelque chose de bien plus apaisé, ma position est assez pudique, mais je ne me cache plus. Les évolutions de mon travail suivent vraiment les évolutions de ma vie” – et composent ainsi une œuvre aussi authentique que fascinante, qu’il faudra assurément suivre de très près au cours des prochaines années.
Exposition de My-Lan Hoang-Thuy “Femmes Actuelles”, jusqu’au 10 décembre 2023 à la Maison Européenne de la Photographie (MEP), Paris 4e.
Rencontre avec My-Lan Hoang-Thuy le jeudi 26 octobre 2023, de 19h à 20h à la Maison Européenne de la Photographie.
My-Lan Hoang-Thuy, l’artiste qui contient le monde dans un mouchoir de poche
Alignées sur les murs du studio de la Maison Européenne de la Photographie, de petites œuvres rectangulaires, de quelques centimètres de large à peine, déclinent le corps nu d’une jeune femme dans différentes positions, à la manière d’un folioscope. Il faudra s’approcher pour déceler alors le visage et les détails de ces personnages solitaires hauts comme trois pouces qui peuplent ces délicates enluminures contemporaines. Nichés dans un coin de l’œuvre, la plupart nous tournent le dos ou fuient notre regard avec pudeur, nous empêchant de déceler s’il s’agit ici de peinture ou de photographie – au risque, en s’approchant un peu trop près, de sombrer dans le voyeurisme… L’expérience de ces délicates créations signées My-Lan Hoang-Thuy est pour le moins intime. Entièrement recouverte d’une accueillante moquette grise, la salle d’exposition de la MEP abandonne en effet la froideur de son habituel carrelage pour revêtir des allures de boudoir ou d’écrin, permettant d’apprécier au mieux ces précieuses petites œuvres de la jeune artiste française.
Dès le début de ses études, My-Lan Hoang-Thuy démontre son talent à contenir le monde dans un mouchoir en poche. Durant sa formation en graphisme, la jeune femme se passionne pour la fin du 19 siècle et le début du 20e, marqués une vague japonisante, et s’amourache des peintres Nabis, dont les œuvres dépassent rarement les cinquante centimètres et prônent un retour à l’imaginaire et à la subjectivité. Sans qu’elle ne le sache vraiment, elle pose déjà ici les bases de son travail : la plupart du temps, ses créations n’excèderont pas les dimensions d’une feuille A4, voire d’une carte postale, nécessitant inévitablement une certaine proximité pour en apprécier les minutieux détails. “La première fois que j’ai vu les œuvres de My-Lan, j’ai pensé à Pierre Bonnard, se remémore Clothilde Morette, responsable de la programmation de la MEP et commissaire de l’exposition. On y retrouve un goût pour la matière et pour ces couleurs chatoyantes.” Comme le Nu dans le bain (1936) de Bonnard ou la Femme nue devant la mer (1909) de Paul Sérusier, les contours flous et voluptueux des œuvres de la plasticienne invitent les spectateurs à observer ces corps féminins dénudés de plus près, mais offrent à ces derniers une image déformée, allongée, rapetissée ou grossie. Cachée dans le coin d’un morceau d’acrylique séchée, les sujets échappent ainsi à notre regard autant qu’ils l’attirent.
Des œuvres d’art hybrides, entre peinture et photographie
Dans l’intimité de son appartement, My-Lan Hoang-Thuy, fraîchement diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2018, touche à la peinture, au dessin, à la photographie. Jusqu’à ce que les coulures de peinture qui s’étalent sur sa palette lui ouvrent un nouveau champ d’expérimentation : avec de l’acrylique, elle réalise des aplats rectangulaires épais, carrés ou parfois ovales, qu’elle laisse sécher sans support avant d’imprimer par dessus des photographies d’elle-même en petit format. Limitée dans ses moyens financiers et dans sa surface de travail, l’artiste entame alors un étonnant processus à partir de matériaux modestes et de mélanges de supports incongrus. Avant que cette technique ne devienne finalement sa signature, développant une œuvre hybride où la photographie se fait peinture et la peinture, photographie.
Que ses œuvres contiennent des autoportraits ou s’en tiennent à des compositions abstraites colorées, tels d’étonnants paysages mentaux, My-Lan Hoang-Thuy y explore les effets de lumières et de reliefs de ses fragments de peinture séchée, dont l’aspect fragile et le résultat délicat déroutent ses spectateurs. Ornées de doré, d’argenté et de reflets colorés, ses petites créations semblent aussi précieuses que de frêles enluminures, alors même que leur réalisation n’a nécessité que quelques coulures d’acryliques et de jets d’encre. Un attrait pour l’ornementation et le trompe-l’œil que la plasticienne compare aux décors des appartements qui ont marqué son enfance “Ma famille partage une fascination pour les signes extérieurs très clinquants de richesse, d’appartenance sociale. Chez ma mère, tout était brillant et chatoyant, mais finalement assez faux et plastique”. Fausse comme l’impression de préciosité laissée par ses œuvres, en réalité réalisées dans une économie de moyens, et dont la matière, ramenée à l’essence de la texture et de la couleur, semble bien loin de la noblesse de la peinture à l’huile.
Les autoportraits de My-Lan Hoang-Thuy, entre intimité et universalité
Intitulée “Femme Actuelle”, l’exposition de My-Lan Hoang-Thuy ranime le souvenir des images consuméristes remplies de jeunes femmes du magazine féminin éponyme, qu’elle s’amusait, plus jeune, à dessiner et qui ont par la suite infusé sa pratique. Réalisés entre 2019 et 2020, ses autoportraits accrochés entre les murs de la MEP la dévoilent en train de prendre la pose sur des surfaces d’acrylique à peine plus grandes qu’une feuille de magazine. En distordant, étirant, allongeant et floutant son corps, souvent relégué à un coin du support granuleux, l’auteure conserve malgré sa nudité une forme de pudeur, et interroge inévitablement les canons de beauté qui régissent les représentations du corps féminins sur papier glacé depuis des décennies. Toutefois, ses formats réduits ouvrent également un dialogue exclusif et confidentiel avec le spectateur, qui installe une familiarité très séduisante. “Les images qu’elle produit parlent à tout le monde car ce sont celles d’une jeune femme qui incorpore son intimité et sa vie quotidienne dans son travail” considère en effet Léa Bloch, spécialiste du département des 20e et 21e siècles chez Christie’s, à l’origine de la carte blanche offerte à l’artiste en septembre dernier.
Cette expression d’une intimité universelle, Sarah Chatillon, responsable des ventes à la galerie Mitterrand (qui représente la plasticienne), la rapproche de la sincérité du geste pictural de l’artiste : “Elle livre quelque chose d’assez puissant sur elle-même, sur son histoire, et je pense que les spectateurs le ressentent. D’ailleurs, j’ai souvent vendu ses œuvres à des collectionneurs qui connaissaient pas du tout son travail mais qui ont eu, à chaque fois, un véritable coup de cœur ; ce qui est assez rare”. Tous, explique-t-elle, ont ressenti cet étrange sentiment de proximité avec la jeune femme, dont les délicates créations offrent à leurs acheteurs des morceaux d’elle-même à accrocher chez soi.
Réalisé en 2023, l’œuvre centrale de l’exposition reprend sa technique habituelle sur un format horizontal bien plus grand qu’à l’accoutumée. Cette fois-ci, l’image de l’artiste apparaît très nette, s’étendant sur l’entièreté de la surface, et ne se compose que de noir et de blanc, abandonnant l’artifice des couleurs chatoyantes. Comme si My-Lan Hoang-Thuy, qui a longtemps entretenu un rapport compliqué avec son corps, avait finalement pris confiance et appris à l’embrasser dans sa totalité. “J’y vois quelque chose de bien plus apaisé, confie-t-elle. Ma position est toujours assez pudique, mais je ne me cache plus désormais.”
My-Lan Hoang-Thuy “Femmes Actuelles”, jusqu’au 10 décembre 2023 à la Maison Européenne de la Photographie (MEP), Paris 4e.