16 mai 2022

À Cannes, l’artiste Bilal Hamdad dépeint les marges de la société contemporaine

Passé par les beaux-arts de Sidi Bel Abbès en Algérie, puis de Bourges et de Paris, le jeune peintre Bilal Hamdad fait jusqu’au 29 mai l’objet d’une exposition personnelle au Suquet des artistes à Cannes, lieu réservé par la ville au soutien des artistes contemporains. Au fil des dizaines d’œuvres présentées, réalisées entre 2014 et 2022, l’Algérien dépeint sur toile sa vision de la vie urbaine observée à travers ses marges, que celle-ci transite par ses passants et nomades invisibles ou ses espaces liminaires, incitant à les regarder sous un angle nouveau.

“C’est dans les villes les plus peuplées que l’on peut trouver la plus grande solitude.” Si Jean Racine écrivait cette célèbre phrase en plein 17e siècle, période où la vie urbaine sous l’Ancien Régime n’avait rien à voir avec celle d’aujourd’hui, son actualité semble saisissante plus de 300 ans plus tard, à l’heure où les métropoles et les villes ne cessent de se densifier, en France comme dans le monde. C’est précisément cette solitude urbaine et contemporaine qui émane de l’œuvre de Bilal Hamdad. Exposé jusqu’au 29 mai au Suquet des artistes à Cannes, lieu de résidence et d’exposition dédié aux artistes par la ville balnéaire de la Côte d’Azur, cet Algérien de 34 ans y présente une vingtaine de toiles, s’étendant de ses années d’études aux Beaux-Arts à aujourd’hui, réalisées dans son atelier en région parisienne. Figuratives voire hyperréalistes, toutes sont, malgré leurs différences, habitées par un même thème… un panorama délibérément fragmentaire de la société contemporaine à travers ses marges, que celles-ci soient humaines, matérielles ou architecturales, où l’artiste finit par faire de la ville son terrain d’exploration favori. En atteste la toile qui sert d’affiche à l’exposition : un homme debout, de dos, mains dans les poches et encapuchonné dans sa doudoune bleu roi, se tient immobile dans une encadrure cuivrée qui rappellera aux familiers du métro parisien le quai de la station Arts et Métiers, en plein cœur de Paris. Attend-il le passage du métro ou, plus philosophiquement, celui du temps ? D’ailleurs, est-il vraiment en train d’attendre quelque chose ? Comme l’écrit le critique d’art Philippe Dagen dans son texte accompagnant l’exposition, cette inaction est justement ce qui relie la plupart des œuvres de l’artiste : “souvent, il ne s’y passe rien”. Rien que l’on ne puisse voir en tout cas ni capter par les visages, les expressions et les yeux, généralement détournés du spectateur, faisant de l’artiste une forme de peintre du non-événement.

 

 

Lors de son enfance dans les années 90 à Sidi Bel Abbès, au nord-ouest de l’Algérie, Bilal Hamdad ne s’imaginait pas une carrière dans la peinture. Passionné de football, le jeune sportif a renoncé à ses rêves une fois la majorité atteinte pour suivre, sur les conseils de son père, son autre passion : l’art. Après un passage aux beaux-arts de sa ville de naissance, c’est le chemin de la France qu’il prendra : direction les beaux-arts de Bourges puis ceux de Paris. Dans ce dernier établissement, l’étudiant est passé par l’atelier du peintre Djamel Tatah et il serait difficile de ne pas voir dans l’œuvre de ce jeune Algérien l’influence de son tuteur sexagénaire, Français de naissance mais également Algérien d’origine, aujourd’hui représenté par la galerie parisienne Poggi ,et exposé dans de nombreuses institutions prestigieuses au fil de ces vingt dernières années. Chez Djamel Tatah comme chez Bilal Hamdad, on retrouve, au premier plan, les êtres esseulés, debout, assis ou alanguis, dans des positions ambiguës qui indiquent l’absence d’action particulière, de l’attente à l’ennui en passant par la pure contemplation. Au second plan, parfois, les deux peintres se recroisent encore : les fonds unis et colorés qui ont fait la signature des toiles grand format de Tatah peuvent trouver leur écho dans les décors – faussement – monochromes et homogènes de Hamdad, accentuant l’expression de la solitude des sujets en les isolant entre les limites inflexibles du châssis. Sans doute pour des raisons pratiques, les premiers sujets de l’artiste étaient les membres de sa famille, représentés au fil de plusieurs portraits, puis ses camarades des beaux-arts : l’un assis sur une table, la tête plongée dans ses bras croisés, l’autre affalé sur une chaise voire étendu au sol, les yeux fermés, presque comme un cadavre… tous pourraient aussi bien évoquer des scènes christiques que la réalité plus évidente, et bien moins métaphorique, d’étudiants exténués par leurs heures de production à l’atelier. Mais, plus récemment, par ses compositions urbaines, les œuvres de Bilal Hamdad pourraient parfois prendre des airs de fresques contemporaines. Les murs intérieurs ou extérieurs présents sur la toile, qui pourraient aisément s’effacer derrière le sujet, en deviennent l’acteur principal, prenant chaque personnage en étau entre l’arrière-plan et le spectateur, vers qui les regards des personnages ne sont jamais dirigés.

Bilal Hamdad n’est pas de ces artistes ultra-prolifiques qui produisent des peintures à la chaîne. Son œuvre, pour l’instant limité à plusieurs dizaines de toiles, traduit également l’attention et le temps portés à chacune d’entre elles. On y entrevoit parfois quelques références à l’histoire de l’art, comme aux grands peintres réalistes du 19e siècle Gustave Courbet et Jean-François Millet, qui lui inspirent les postures de quelques personnages. Perché sur la rampe métallique d’une station de métro en haut d’une volée marches, le jeune homme représenté de profil dans l’Angelus (2021) – titre qui fait directement référence au tableau éponyme de Millet peint à la fin des années 1850 – pourrait également s’apparenter au fameux Penseur de Rodin, hypothétiquement extrait du musée parisien où il trône d’ordinaire pour se voir propulsé sur toile, dans les dessous âpres et bien moins reluisants de la capitale. Contre un Paris de l’opulence, apprécié principalement par les flâneurs, les touristes et les bourgeois, Bilal Hamdad préfère celui des souterrains plus triviaux, voire repoussants, empruntés par les classes populaires et occupés par les milliers de nomades et de sans-abri qui peuplent la capitale. Ces derniers sont d’ailleurs l’objet de plusieurs toiles réalisées par le trentenaire entre 2014 et 2015. Sur l’une d’elles, on aperçoit des membres du SAMU social (dont le corps sort du cadre), que l’on devine porter secours aux plus démunis… tandis que sur d’autres œuvres, plus explicites, ces travailleurs sociaux ouvrent leurs tentes de fortune pour parler aux exclus, voire les approvisionner. Une autre toile, Sans titre (2014), symbolise cette fracture entre les humains et les classes sociales de manière encore plus nette : au fond du tableau, un homme plongé dans l’ombre contemple un tableau jaune, seule tache de couleur vive sur le mur sombre, qui fait écho à la couleur de la couverture de l’homme étendu sur un matelas précaire – dans la seule partie éclairée du tableau – et aussi à la couleur de la tente (coupée) apparaissant dans le coin gauche, au premier plan. Tout est dit.

 

 

Représenter la misère et la densité des quartiers populaires parisiens est loin d’être un thème nouveau dans l’art contemporain, au point d’en devenir une tendance parfois éculée. Le quartier de Barbès et la station de métro Barbès-Rochechouart elle-même, devenue une forme d’icône de ce foisonnement urbain – et d’une réalité parisienne bien éloignée des images d’Épinal que s’en font les plus ingénus – ne cessent d’inspirer les plasticiens, photographes et autres cinéastes. Mais au-delà de ces lieux fortement identifiables et restitués avec précision, la force de la peinture de Bilal Hamdad réside principalement dans sa représentation des espaces liminaires et ordinaires dessinant les contours d’une neutralité évasive : morceaux de trottoirs, angles de rues ou même tunnels ombragés que l’on ne saurait replacer sur une carte, et qui n’ont d’autre pouvoir que celui de confronter le spectateur à l’espace dans son plus pur dénuement. Que cachent ces multiples recoins, qui sont celles et ceux qui vivent dans l’ombre de cette péniche amarrée à la lisière d’un pont, que trouverait-on en bas de la descente menant à l’entrée d’un garage, ou que comprendre derrière le symbole wi-fi qui apparaît sur la tranche d’un bâtiment dépouillé, seule icône identifiable parmi ces cloisons unies teintées de crème, de rose et de vert émeraude ? Le titre de l’exposition de Bilal Hamdad à Cannes s’intitule “Solitudes croisées”. Lorsqu’on la parcourt, l’interrogation subsiste toutefois sur la capacité de ces solitudes à, réellement, se croiser. Mais ainsi juxtaposées, accrochées face à face, elles offrent autant d’aperçus simultanés de ces nomades aux destins brisés qui émaillent le quotidien des métropoles, scènes devenues d’une effarante banalité dont les passants, désensibilisés par l’habitude, finissent par ne plus s’émouvoir, au point parfois de ne plus les voir. Dans l’espace en sous-sol du Suquet des artistes, surplombé par les rues cannoises, la peinture de Bilal Hamdad offre au moins au visiteur le temps d’arrêter  regard sur leur réalité. Au lieu, comme tant de personnes le font tant chaque jour, de passer son chemin pour suivre, machinalement, la traversée de sa propre existence dans une ville à la rumeur incessante.

 

 

 

Bilal Hamdad, “Solitudes croisées”, jusqu’au 29 mai 2022 au Suquet des artistes, Cannes.

Vue in situ de l’exposition de Bilal Hamdad, “Solitudes croisées”, Suquet des Artistes, Cannes. © Olivier Calvel