13 oct 2022

66e Salon de Montrouge : qui sont les nouveaux talents de l’art ?

Depuis 1955, le Salon de Montrouge défriche les talents français qui façonneront l’art contemporain de demain. Sous le commissariat de l’agence parisienne Work Method (Guillaume Désanges et Coline Davenne), sa 66e édition réunit jusqu’au 1er novembre 40 artistes – dont deux collectifs et un artiste invité – aux pratiques ancrées dans les sujets brûlants de notre société, entre réappropriation des formes médiévales ou domestiques, expressions du queer ou de l’intime et luttes pour les minorités. De l’arsenal en céramique de L. Camus-Govoroff aux peintures à base de sang d’Alison Flora, découvrez sept figures prometteuses repérées au sein de cette nouvelle édition.

Corentin Darré

 

 

Orchestrer la rencontre poétique entre les formes ancestrales et les technologies contemporaines est sans doute l’un des principaux enjeux du travail de Corentin Darré. L’artiste français, qui s’est parallèlement distingué par ses photographies, développe depuis quelques année une pratique pluridisciplinaire mêlant sculpture, vidéo et peinture numérique. Une démarche qui s’illustre parfaitement dans son installation dévoilée au fond de l’espace d’exposition du Salon de Montrouge : la façade argentée d’une maison à colombages du Moyen Âge contentant un écran vidéo dans l’une de ses fenêtres se tient aux côtés de trois tableaux encadrés en bois et d’une sculpture composée de flèches grises, enfoncées ou émergeant du coin des cimaises. Point d’ancrage de ce projet : un conte centré sur deux jeunes amants, raconté dans le film en 3D incrusté dans la façade. Alors que deux hommes, Saturne et Sébastien, vivent leur amour en secret dans un village à l’époque médiévale, une épidémie de saturnisme gagne leur environnement, recouvrant progressivement les rues et les bâtisses d’un vernis argenté. Les deux protagonistes sont rapidement pris en grippe par les villageois, qui les jugent responsables de cette peste jusqu’à les chasser de leurs terres. À travers ce récit partiellement fictif, changeant progressivement de ton pour virer au tragique, Corentin Darré alerte sur des problématiques séculaires telles que l’homophobie, encore très prégnante aujourd’hui. Délicatement offensive, son installation traduit l’ambivalence entre violence et tendresse qui imprègne son travail, parfaitement incarnée par les trois images numériques alignées sur l’une des cimaises. Dans ces gros plans d’apparence paisible sur le monde végétal, la verdure se trouve subtilement menacée par la présence d’éléments écarlates comme une main gantée, un champignon ou encore une goutte de sang perlant de l’épine d’une ronce.

Alison Flora, “Espanta bruixes” (2021). Sang humain sur papier.

Carla Adra

 

 

Durant les dernières heures de montage avant l’ouverture au public du Salon de Montrouge, tandis que nombre des jeunes artistes présentés cette année s’affairaient sur les derniers détails de leurs installations, Carla Adra a saisi ce moment pour préparer l’œuvre principale qu’elle y dévoilera  le lendemain. Au sein du Beffroi, l’artiste de 29 ans a mis en scène une performance aux portes de l’absurde, filmée et projetée ensuite dans ce même espace. Deux jeunes filles y communiquent à travers des valises à roulettes noires sous cellophane transformées en talkie-walkies, jusqu’à se livrer à de véritables règlements de comptes. Telle une étonnante pièce de théâtre, cette fiction met en abîme le lieu d’exposition jusqu’à le transformer en aéroport dont les protagonistes circulent en haussant la voix,  sans jamais se croiser. Passionnée par les modes de communication et de contact dans les relations sociales contemporaines, l’artiste a pour habitude de mettre la parole au centre de ses œuvres, de sa lecture successive de centaines de récits de scènes d’injustice recueillis auprès d’anonymes à l’une de ses performances durant laquelle elle s’est muée en animatrice de multiples radios, passant d’un ton à un autre comme un auditeur change de fréquence. En plus de sa vidéo et des valises-téléphones qui disséminent dans l’espace les traces matérielles de sa performance à Montrouge, l’artiste présente également un large tableau magnétique schématisant, à la manière d’une carte mentale, les relations entre les artistes et différents acteurs du monde de l’art et des institutions, dans lequel on discerne aussi les croquis préparatoires de son action sur place.

 

 

66e Salon de Montrouge, jusqu’au 1er novembre 2022 au Beffroi, Montrouge.

Vue de l’installation de Carla Adra au 66e Salon de Montrouge, 2022.

Alison Flora

 

 

Peintes sur papier, les œuvres d’Alison Flora déploient dans l’espace du Beffroi des scènes étranges, reliées par les camaïeux de brun qui les colorent et l’esthétique gothique de leurs formes. D’une peinture à l’autre, on traverse des salles aux airs de donjons, des nefs de cathédrales et autres devantures de châteaux issus d’un monde à la fois merveilleux et mystérieux, dont certains éléments rappellent les fantasmes de la peinture surréaliste : ici, trois scorpions géants sillonnent le couloir d’un caveau, là, des arbres aux feuillages balayés par le vent rencontrent des silhouettes fantomatiques dans un extérieur inquiétant, tandis que dans l’une d’entre elles, une table ronde se met à tournoyer comme sous l’effet d’esprits invisibles, réinterprétation directe d’un tableau de l’artiste mexicaine Remedios Varo… Croisant l’univers médiéval avec ses résonances dans les mouvements et sous-cultures contemporains, du punk au black metal, l’artiste installée à Toulouse va jusqu’à transformer à l’aide du pinceau les architectures pour les intégrer son imaginaire sombre et fantastique, enflammant les contours des fenêtres en ogive ou faisant onduler les marches d’escaliers pour les terminer en pointe. Aux portes de l’angoisse, ces peintures s’en approchent d’autant plus lorsque l’on apprend leur matériau d’origine : le sang humain. À travers des extractions régulières et presque ritualisées de son propre fluide vital, Alison Flora compose ses réserves de matière dans un acte on ne peut plus cathartique, avant de le diluer sur papier pour donner aux dessins ces couleurs caractéristiques. Une manière d’insuffler subtilement une énergie vivace dans ces tableaux sinistres, dont les êtres humains sont presque toujours absents.

Vue de l’installation de L. Camus-Govoroff au 66e Salon de Montrouge, 2022.

L. Camus-Govoroff


 

À travers ses installations, sculptures et performances, L. Camus-Govoroff compose des environnements ambivalents où se rencontrent à la fois les outils du combat et ceux du bien-être ou de la protection. Mêlant formes médiévales, images et récits inspirés des jeux vidéos, plantes et autres éléments de médecine naturelle, son œuvre traduit son implication personnelle dans les luttes queer et féministes, qu’elle croise avec des rituels presque magiques et des formes de narration fictives. Une démarche qui s’illustre parfaitement à travers son installation pour le Salon de Montrouge. Sur un mur, l’artiste juxtapose machette, poing américain et dague en céramique, composant un arsenal de bataille transformé par cette technique de sculpture en série d’objets fragiles et précieux, tandis que leur répondent une louvière posée au sol sur une flaque de faux gazon et une toile d’araignée en chaîne argentée, accrochée à l’angle d’un mur. Dans l’espace investi par l’artiste, ces formes guerrières et ces pièges se voient contrastés par des éléments plus apaisants, à l’instar d’un pendule suspendu, de petites céramiques phalliques colorées disposées sur des blocs de béton, de quelques bougies éteintes et, au centre de l’installation, d’un lit défait. Alors que le visiteur s’en approche, invité à s’y asseoir et s’y allonger, il se trouve envoûté par l’odeur des huiles essentielles qui imbibent ses draps blancs. L’artiste français fait ainsi surgir au sein même de cette exposition foisonnante un refuge sacré, invitant à se reposer et écouter son corps. Autant qu’à conserver sa vigilance envers les oppressions sexistes et le poids des stigmates de l’hétéronormativité, qui menacent encore au quotidien l’existence de millions de personnes dans le monde entier.

Brandon Gercara, photo extraite de “Playback de la pensée Kwir” (2022).

Brandon Gercara

 

 

Le travail de Brandon Gercara est indissociable de son engagement sur le terrain et de sa lutte en faveur des minorités. C’est d’ailleurs précisément la condition de l’artiste, créole, queer et non-binaire, qui irrigue la plupart de ses projets, transitant aussi bien par la performance que la photographie, la vidéo et des actions plus collectives – ateliers, manifestations, tables rondes… Originaire de La Réunion, où iel vit et travaille encore aujourd’hui, l’artiste né en 1996 n’hésite pas à alerter sur les systèmes qui contribuent à la marginalisation des communautés auxquelles iel appartient. Ainsi, pendant trois ans, Brandon Gercara a développé une campagne en faveur des droits des individus LGBTQ+ : dans la peau d’une personnalité politique fictive, l’artiste s’est réapproprié les codes des discours dominants, a organisé des meetings ou encore imprimé son image sur des tracts et affiches placardées de part et d’autre de l’île, portant l’inscription “PD pour demain”, slogan de son mouvement. Une utilisation engagée du travestissement qui recroise son projet Playback de la pensée kwir, présenté en face au Salon de Montrouge. Ici, l’artiste se filme en drag-queen vêtue d’un bikini flamboyant, arpentant le sol rocailleux du Piton de la Fournaise jusqu’à rejoindre une scène orange scintillante installée en plein cœur de ce décor naturel. C’est alors qu’iel déclame un poème aux airs de manifeste “à nous-mêmes, créoles queer”, clamant leur légitimité à exister en tant que tels dans une société encore traversée par le racisme et l’homophobie – parfois même de la part de ceux qui partagent avec eux l’identité queer ou l’identité créole. Malgré l’absence d’un public autour de la scène, ce paysage volcanique se transforme, sous l’action du discours, en nouvelle forme de safe space (espace protégé au sein duquel les populations opprimées peuvent se sentir à l’aise) autant qu’une forme d’agora, depuis lequel l’artiste s’adresse aussi bien à ses confrères, consœurs et concitoyens qu’aux visiteurs qui découvriront le film.

Vue de l’installation de Valentin Noujaïm au 66e Salon de Montrouge, 2022.

Valentin Noujaïm

 

 

 

Si Valentin Noujaïm est diplômé de la prestigieuse Fémis, où il a pu développer ses compétences de réalisateur, son travail oscille aujourd’hui librement entre cinéma et art contemporain. Basé à Marseille, l’artiste transpose son vécu dans des récits aux frontières entre documentaire et fictions poétiques. En atteste son projet pour le Salon de Montrouge, déployé sur trois écrans (dont deux téléviseurs) encapsulés dans une boîte noire : dans un film de quinze minutes, le jeune trentenaire retrace l’histoire du Pacific Club, une boîte de nuit installée dans un parking sous l’Arche de la Défense à la fin des années 80, fermée depuis. À travers l’expérience racontée par un visiteur assidu de ce lieu, Azzedine, l’œuvre de l’artiste traduit une période souvent invisibilisée de l’histoire française, durant laquelle les jeunes arabes immigrés en provenance des villes périphériques de la capitale – qui se voyaient la plupart du temps refuser l’entrée des clubs parisiens – ont pu paradoxalement trouver leur havre de paix et de liberté dans les sous-sols du quartier d’affaires de Paris, emblème de la puissance économique de l’Hexagone et, de jour, très majoritairement fréquenté par les Blancs. Pour retranscrire cette mémoire, Valentin Noujaïm mêle dans son installation des vidéos d’archives de La Défense et une schématisation mouvante de l’architecture du Pacific Club par des lignes blanches sur fond noir, autant que du passage des corps qui ont foulé son sol par des formes spectrales ondulant dans cet espace depuis fermé au public. Parallèlement, Azzedine décrit face caméra les codes vestimentaires et les habitudes des communautés qui l’ont fréquenté, jusqu’à en faire un espace de résistance presque sacré.

Vue des œuvres de Prune Phi au 66e Salon de Montrouge, 2022.

Prune Phi

 

 

Surface métallique, autocollant coloré à l’effigie d’un dragon chinois ou encore clichés d’archives sépia fixés par des aimants… Les œuvres accrochées aux murs du 66e Salon de Montrouge par Prune Phi sont à l’image de son imaginaire : composites et fragmentaires. L’artiste de 31 ans, qui a déjà présenté son travail au festival Circulation(s) à Paris et plus récemment à La Friche la Belle de Mai à Marseille, déploie en effet une pratique hybride inspirée par son rapport au Vietnam, d’où sa famille est originaire. S’écartant du regard occidental et exotisant de la France sur le pays asiatique, qui fut l’une de ses colonies de la fin du 19e siècle à sa prise totale d’indépendance totale en 1954, l’artiste met au jour la vivacité de la culture populaire contemporaine qui émane du quotidien des Vietnamiens en intégrant aussi bien à ses œuvres leurs influence visuelles, à travers des images découpées dans leurs magazines, que leur passion du tuning, à travers l’utilisation de stickers colorés pour moto et de plaques en aluminium. Sous son geste artistique, ces éléments se voient altérés, déchirés, superposés ou encore collés puis partiellement décollés au point de ne laisser sur leur support que des traces aux airs de griffures – manière de traduire la distance qui sépare l’artiste de cette culture et de l’histoire de ses ancêtres. Pour autant, derrière la froideur du métal argenté, Prune Phi parvient à traduire toute l’intimité de la relation qui l’unit à son pays d’origine, que cela passe par la tendresse des corps nus photographiés en gros plan, ou encore les images rougeoyantes qui enflamment cette mémoire visuelle et plastique.

Jimmy Beauquesne, “PURPOSE, Episode 1 : Closer to them” (2020). Dessin au crayons de couleur sur papier.

Jimmy Beauquesne

 

 

Portes d’entrée dans son imaginaire foisonnant de corps masculins juvéniles, d’idoles de la pop culture, de végétation luxuriante et de créatures fantastiques, l’œuvre de Jimmy Beauquesne s’empare habilement des formes et techniques des arts décoratifs pour amener, derrière leurs arabesques séduisantes et leurs couleurs douces et pastel, une nouvelle forme d’étrangeté. Fasciné par la question du double, du parasite mais aussi la figure de Justin Bieber, l’artiste installé à Paris propose à plusieurs endroits du Beffroi un aperçu de la diversité de ses formes. Un bomber transformé pour accueillir la broderie d’une photographie du chanteur pop canadien et de sa compagne Hailey Bieber évoque l’art de la tapisserie, un paravent noir évoquant l’art de l’aménagement domestique se voit parsemé de fleurs aux couleurs vénéneuses, tandis qu’une banquette reprenant la forme emblématique en S du fauteuil confident du 19e siècle naît de l’assemblage de manches de doudounes bleus clairs et de textiles divers. Disséminés dans l’espace d’exposition, les dessins au crayons de couleur sur papier de l’artiste complètent son esthétique hybride, édulcorant des éléments emblématiques des genres de la science-fiction voire du gore en les ponctuant par endroits de sucettes fleuries, barrettes en plastique et même d’un cadre duveteux en fourrure bleue qui rappellent l’univers sucré de l’enfance.