17 nov 2023

3 choses à savoir sur Dana Schutz, peintre de l’étrange exposée au musée d’Art moderne de Paris

Célèbre pour ses peintures aux accents fauvistes et néo-expressionnistes, Dana Schutz est jusqu’au 11 février à l’affiche d’une grande exposition au musée d’Art moderne de Paris. Découvrez 3 choses à savoir sur cette artiste américaine à l’œuvre habitée et fascinante, parfois dérangeante.

1. Elle fait ses débuts en représentant le dernier homme sur Terre

 

En 2002, la galerie new-yorkaise Zach Feuer expose un nom encore inconnu de la scène artistique : Dana Schutz, jeune peintre alors âgée de 26 ans. Aux murs, les visiteurs découvrent une série de toiles aux accents néo-expressionnistes où revient régulièrement un homme nu, cheveux et barbe blonds et peau rougie par le soleil, dépeint seul sur la jungle et la plage d’une île déserte. Sur certaines œuvres apparaissent également platine vinyle, débris de canoé, ossements et autres ébauches de cabanes en bois. Sur d’autres, le personnage est seulement posté, inactif, au milieu d’une nature sauvage, de jour ou de nuit. Autant de manières d’illustrer le quotidien du “dernier homme sur Terre”.

 

À l’image du Robinson Crusoé imaginé par le romancier Daniel Defoe au début du 18e siècle, le personnage esseulé peint par Dana Schutz est en effet au cœur de ce récit déroulé sur une douzaine d’œuvres. L’artiste l’a baptisé Frank, en référence directe aux fameux Frankenstein inventé par l’écrivaine Mary Shelley en 1818 – monstre né de l’assemblage de morceaux d’êtres humains, qui a construit lui aussi à sa manière le mythe de l’homme survivant. Le Frank de Dana Schutz incarne quant à lui une forme de passeur entre le monde d’aujourd’hui et de demain, mais aussi entre celui de la réalité et du fantasme. Si son environnement traduit la brutalité du monde naturel, présente bien avant l’arrivée de la vie humaine, les stigmates de son existence restent bel et bien visibles et génèrent, à leur tour, de nouvelles formes de monstres.

2. Elle envisage ses peintures comme des sculptures

 

“Je ne veux pas créer des images, je veux créer des choses – il faut que la peinture devienne un objet dans une pièce et non pas une image au mur”. Confiés dans son atelier de Brooklyn au critique d’art Jarrett Earnest, ces mots de Dana Schutz résument son approche de la peinture, fondée sur la matérialité et la tridimensionnalité. Pour la peintre américaine, ce qui compte en priorité est en effet la gestion de l’espace sur la toile qui, selon elle, lui insuffle ensuite de la vie. Pour ce faire, elle entame ses œuvres, la plupart du temps très denses et chargées, en esquissant un croquis à taille réelle, sur le papier craft de livraison protégeant la toile qui accueillera ensuite son œuvre. Les proportions et lignes de sa composition lui permettent, ensuite, de gérer les dynamiques de ces formes, les jeux de couleurs et de profondeur, mais aussi la quantité de couches, parfois très épaisses. Chez l’artiste, les personnages généralement grotesques voire monstrueux et les paysages, tantôt déserts, tantôt chaotiques, sont souvent aussi habités et ont la même importance. Une force d’incarnation qui, auprès des spectateurs, dote l’œuvre d’une étrange et invisible présence.

 

En 2018, Dana Schutz étend sa démarche en s’attaquant au médium qu’elle avait toujours rêvé d’explorer : la sculpture. Extensions de son univers pictural, ses œuvres en volume développent un bestiaire de personnages hybrides et difformes auxquels s’agrègent têtes humaines et animales et morceaux de paysage, comme en attestent les six sculptures exposées au musée d’Art moderne de Paris. Pour les réaliser, l’artiste modèle ses formes dans la terre avant de les reproduire dans le bronze dans une fonderie, tout en réalisant des structures pour maintenir ses œuvres avec l’aide de son mari, l’artiste Ryan Johnson. Si le terrain de jeu offert par les couleurs des peintures se trouve ici réduit, Dana Schutz ne manque pas d’idées pour traduire l’intensité des formes et des émotions. En jouant sur les patines, les effets de reflets et d’ombres, la plasticienne parvient en effet à créer une production tout aussi puissante et incarnée que ses toiles.

3. Sa représentation d’un jeune martyre noir fait polémique

 

Inaugurée le 17 mars 2017, la nouvelle édition de la Biennale de Whitney crée alors immédiatement la controverse. Quelques jours seulement après l’ouverture, l’artiste et activiste afro-américain Parker Bright se rend dans le musée new-yorkais vêtu d’un tee-shirt portant au dos les mots “Black Death Spectacle” (“le spectacle de la mort noire”). Face à lui, une toile de Dana Schutz fait l’objet ciblé de sa revendication : on y discerne le visage d’un enfant noir allongé en costume dans un cercueil, jalonné de fleurs et la tête chapeautée de ce qui s’apparente à une auréole. Ce portrait, c’est celui d’Emmett Till, jeune homme assassiné en 1955 à l’âge de quatorze ans pour avoir prétendument effrayé la gérante d’une boutique, dont les meurtriers ont été par la suite acquittés. Suite à l’issue du procès, l’assassinat sera pris comme emblème tragique de la ségrégation raciale et de la violence impunie des Blancs envers les Afro-Américains, et encouragera la naissance du du mouvement des droits civiques dans les années 50.

Suite à l’action de Parker Bright au Whitney Museum, la polémique autour de l’œuvre de Dana Schutz continue d’enfler. Dans une lettre ouverte cosignée par plusieurs dizaines d’artistes et adressée à l’équipe de la biennale, l’artiste Hannah Black demande le retrait et la destruction immédiate de la toile, la disant “inacceptable à quiconque qui prendrait prêter attention aux Noirs, car il est inacceptable qu’un Blanc transforme la souffrance d’un Noir pour en faire profit ou pour le plaisir”. Pour justifier son choix, Dana Schutz répond qu’elle a représenté cette œuvre par empathie pour la mère de la victime, comprenant cette souffrance en tant que mère elle-même. Suite au meurtre de son fils, Mamie Till avait décidé de laisser son cercueil ouvert lors des obsèques afin que tout le monde puisse voir la violence des assassins dans son visage défiguré.

 

S’ensuivront plusieurs prises de position, certaines continuant de critiquer Dana Schutz – son ancien galeriste Zach Feuer lui demandera par exemple publiquement de la retirer –, d’autres dénonçant la censure qu’elle subit. Le musée et l’équipe curatoriale de la Biennale, quant à eux, décideront de laisser l’œuvre Open Casket (2016) accrochée aux murs, avant que celle-ci ne retourne dans l’atelier de l’artiste, dont elle ne sortira plus. Quelques années après cette polémique, Dana Schutz confiera dans une interview au New York Times que cet épineux débat “est loin d’être résolu”. Elle ajoutera : “Suite à cet événement, la peinture chez moi est devenu plus urgente. J’ai été soulagée de me sentir chanceuse de pouvoir peindre. À mes yeux, du moins, elle reste la seule manière de traverser une épreuve.”

 

“Dana Schutz. Le monde visible”, jusqu’au 11 février 2024 au musée d’Art moderne, Paris 16e.