Rencontre avec Jean Nouvel : de la Fondation Cartier au Louvre Abu Dhabi
En presque cinquante ans de carrière, Jean Nouvel s’est imposé comme l’un des architectes les plus originaux et iconoclastes de son temps. Mais peu de ses créations ont affiché l’ambition du Louvre Abu Dhabi qui ouvre ses portes. Rencontre.
Propos recueillis par Nicolai Ouroussoff.
Numéro art : Avez-vous suivi des études d’art avant de vous consacrer à l’architecture ?
Jean Nouvel : Non, pas vraiment, mais je voulais devenir artiste au sens large, artiste plasticien. Quand j’ai annoncé à mes parents que je souhaitais m’inscrire aux cours d’arts plastiques à l’École nationale supérieure des beaux-arts, ils m’ont répondu : “Hors de question, tu vas tirer le diable par la queue ! Tu vas plutôt faire quelque chose de sérieux.”
Quel âge aviez-vous ?
J’avais 18 ans. Je me suis dit : “Je vais faire de l’architecture, et je reviendrai aux beaux-arts et aux arts plastiques après.” Ça ne s’est pas passé ainsi… J’ai reçu une forme d’éducation artistique avec l’architecte Claude Parent, dont je suis devenu l’assistant, et l’urbaniste et philosophe Paul Virilio. Claude Parent était alors au coeur du monde artistique, et dès que je suis parti de chez lui, en 1971, j’ai été nommé architecte de la Biennale de Paris. Tous les deux ans, je mettais en scène les plus grands artistes de la planète, ce qui m’allait très bien. [Rires.]
La Galerie Hélène Bailly [quai Voltaire, à Paris] est votre premier projet lié à l’art. C’est l’époque de Cedric Price et d’Archigram, le moment où Renzo Piano et Richard Rogers arrivent à Paris…
Ce qui a été très important pour moi, c’est le Centre Pompidou, évidemment. D’ailleurs, c’est le premier concours international auquel j’ai participé. Et que j’ai brillamment perdu.
Vous étiez un bébé !
On peut dire ça. Le projet m’impressionnait beaucoup. Et en même temps, quand j’ai travaillé sur le bâtiment de l’Institut du monde arabe cinq ans plus tard, j’ai tenu à ce qu’il soit celui d’une autre génération. Je ne voulais pas être dans le high-tech, je n’aime pas quand on dit de l’IMA qu’il est high-tech. C’est un jeu plastique, où aucun élément de structure n’est visible parce que tout est capoté, tendu, caché. C’est une autre esthétique, fondée sur la tension et non sur l’expressionnisme technique.
Dans les années 80, vous affichez, avec d’autres architectes comme Frank Gehry, la volonté de quitter le white cube pour des espaces où l’émotion est plus présente, où la relation avec l’art est plus spécifique. Ce qui s’est perpétué. Je pense à votre projet de musée pour Salzbourg, très différent de celui de Pompidou.
Ma philosophie et ma culture font que j’ai toujours été très lié au monde de l’art. Et influencé par l’art. Quelle était l’idée à Salzbourg ? Une architecture dans la falaise, le roc, et une continuité créée par des pentes et des volumes intérieurs en relation avec des vues différentes : quand tu es à l’intérieur du musée, tu vois la ville de Salzbourg. C’est un système massif et oblique. Aujourd’hui, il me paraît évident que Claude Parent exerçait alors sur moi une très grande influence.
“Un architecte est un artiste, je tiens à cette notion. C'est mon ambition absolue.”
Avec la Fondation Cartier, vous renouvelez votre approche de l’architecture, un peu à la manière de Mies van der Rohe et de sa Neue Nationalgalerie, à Berlin…
Là encore, c’était une situation exceptionnelle. Il fallait construire un bâtiment là où avait vécu Chateaubriand, où il y avait planté un cèdre du Liban [aujourd’hui majestueux] et où se trouvait auparavant le centre culturel américain. J’ai choisi d’aligner trois plans de verre à travers lesquels l’extérieur est visible. Et j’ai proposé une option assez radicale : un volume au rez-de-chaussée entièrement vitré, avec le prétexte que pour les expositions temporaires, il est plus facile de poser des cimaises et de fermer les espaces, et en bas l’inverse, uniquement des murs.
C’est une époque [au début des années 90] où l’on connaît une plus grande liberté vis-à-vis de l’art. Aujourd’hui, cette liberté est attaquée. Cela a commencé après le Bilbao Guggenheim de Frank Gehry [1997]. Les curateurs et les écrivains sont nombreux à vouloir que l’architecture adopte à nouveau une position plus neutre par rapport à l’art.
Vous connaissez ma philosophie : un architecte est un artiste. Je tiens à cette notion, c’est mon ambition absolue. Mais l’architecture est un art qui a beaucoup de contraintes. Chaque client, chaque site, chaque époque sont différents. Je ne ressens aucune frustration face à cela. C’est même l’inverse. On me demande souvent si je ferais le même bâtiment vingt ans après. La réponse est : “Non.” Les paramètres changent, évidemment.
Qu’en est-il du Quai Branly ? Comment avez-vous géré les nombreuses contraintes ? Quelle est son histoire ? Quelle est sa relation avec la ville, et les autres cultures ?
C’était la première fois que je gagnais une compétition où le projet concernait à la fois le musée et la muséographie. Le Quai Branly a été l’occasion de réfléchir sur toutes les composantes d’un musée. Je voulais travailler non pas pour mais avec les civilisations représentées, surtout si les artistes étaient vivants, ce qui a été fait avec les aborigènes. Et définir des conditions de présentation qui soient le contraire de celles des colons, où vous mettez n’importe quel objet de la forêt équatoriale sur un cube en bois posé sur la cheminée avec un fond blanc et quatre projecteurs. J’ai expliqué que si l’on agissait ainsi avec nos tableaux du Quattrocento, cela poserait des problèmes… Il fallait d’abord créer un territoire pour ces oeuvres. Le musée en tant que tel est plus un quartier, dans le sens grec du terme, un lieu de communication, de rencontre et de diffusion d’idées, et pas uniquement un coffre-fort avec une porte où l’on classe les oeuvres et où l’on vient les voir en catimini ou en procession. L’idéal serait que l’art revienne dans la vie.
Beaucoup de vos projets sont liés à l’art, mais aussi au paysage, à la nature du sol… Je pense à Salzbourg sur la falaise, Rio sous l’eau, Abu Dhabi dans l’eau et sur l’eau d’une certaine façon.
Je suis d’accord. Chaque fois existe une relation de “matérialité”. C’est aussi le cas pour Guadalajara. Le projet est un monolithe sculpté dans le basalte qui compose la falaise. Comme posé en équilibre sur celle-ci, il surplombe la Barranca du haut de ses sept cents mètres de dénivelé. Ces créations sont une rencontre entre le programme et le lieu de construction, leur site originel. L’architecture est là pour magnifier les lieux.
Certaines personnalités du monde de l’art reprochent aux musées comme celui de Bilbao d’être sortis de nulle part en seulement quelques années, sans qu’une collection n’ait été constituée au cours des décennies précédentes. On les dit “superficiels”, plus destinés à attirer les touristes qu’à défendre une vision de l’art.
Je suis très critique avec ce genre de propos. Bilbao était une ville sinistrée, qui avait besoin de devenir une destination attractive autrement que pour ses activités industrielles, lesquelles disparaissaient. C’est arrivé grâce à l’art, grâce à un musée à l’architecture exceptionnelle, qui abrite des collections qui le sont tout autant. Les oeuvres de Richard Serra à Bilbao sont là pour l’éternité. C’est une chose absolument hallucinante.
“Pour le Louvre Abu Dhabi, je trouvais intéressant de faire en sorte que ce musée soit le leur. Qu’il appartienne à leur histoire, leur géographie, leur religion… je ne peux pas imaginer un musée “parachuté” dans ce lieu. En fait, c’est comme un souk.”
Nous arrivons au projet d’Abu Dhabi, initié par Thomas Krens [ancien directeur de la Fondation Solomon R. Guggenheim à New York]. Vous parlez de cultures qui ont besoin de s’exprimer par elles-mêmes, de montrer leurs valeurs au reste du monde. Pouvez-vous développer? En France, c’est un projet assez polémique.
Dans notre pays, la décision de prêter des collections et de créer le Louvre Abu Dhabi a été fortement critiquée par des intellectuels conservateurs qui ne comprenaient pas qu’un émirat veuille exposer des œuvres qui ne lui appartenaient pas. Allait-il rendre ces œuvres ? Les voler ? Des tas d’arguments totalement rétrogrades ont été avancés, qui font oublier la raison de fond. Ces États connaissent une économie florissante, comme ce fut le cas pour Venise, New York… Il faut toujours se poser la question de la transversalité culturelle à l’échelle planétaire, ça me paraît être le point de départ de la démocratie culturelle, économique et humaine.
Comment l’idée du musée d’Abu Dhabi est-elle née ?
Ce que je trouvais intéressant, c’était de faire en sorte que ce musée soit le leur. Qu’il appartienne à leur histoire, leur géographie, leur civilisation, leur religion. Je ne peux pas imaginer un musée “parachuté” à Abu Dhabi. En outre, il y fait très chaud et il pleut seulement trois jours par an. J’ai donc voulu créer un microclimat, un quartier qui vit aussi le soir. Avec de l’eau, évidemment, comme à Venise. J’ai renforcé cet aspect avec le dôme et son puits de lumière, qui permet à l’air chaud de s’échapper et aux visiteurs de se mettre à l’ombre. À partir de 20 heures ou 21 heures, les gens viennent se détendre, se divertir… C’est pourquoi il est important qu’il y ait de grandes expositions temporaires, des bars et des restaurants agréables. Et un musée pour les enfants. En fait, c’est comme un souk. Dans un souk, on voit des petits intervalles et des rais de lumière qui tombent de manière identique. Parallèlement. Ce sont les mêmes proportions. C’est le même principe.
La notion de musée de civilisation est aussi très présente. Ce musée, ce n’est pas l’histoire d’Abu Dhabi, c’est l’histoire du monde…
Nous voulions un dialogue entre les civilisations, un dialogue direct entre des œuvres provenant du monde entier. Mais inscrites dans une chronologie. Des œuvres produites au même moment, alors qu’elles ne se parlaient pas, se rencontrent. C’est intéressant de voir, avec ce prisme-là, la progression des relations entre objets, religions, écritures… Ce sont des collections qui vont évoluer. Pendant vingt ans encore, l’émirat va acheter des œuvres et constituer le fonds avec nous, puis il continuera seul.
Le musée sera composé de cinquante immeubles ?
Oui, une cinquantaine, on passe de l’un à l’autre, et l’élément eau est omniprésent. On voyage à travers les époques et les mouvements artistiques, jusqu’à aujourd’hui. Et puis, il y a la lumière. L’architecture arabe, c’est la géométrie et la lumière. Que cette géométrie de lumière créée par le dôme redessine cette ville monde, qu’elle se modifie sans cesse en fonction de l’heure du jour ou de la nuit, cela a un côté cosmographique. Nous tenions particulièrement à cet ancrage d’un trésor civilisationnel en relation avec le cosmos.
À l’heure où Daech détruit de nombreux monuments et s’attaque à la culture, le Louvre Abu Dhabi promet au contraire de préserver celle-ci dans sa diversité. Une dimension politique qui n’est pas négligeable…
Dans cette zone de conflit idéologique et religieux qu’est le Moyen-Orient, ouvrir les yeux sur le monde est évidemment un bienfait. Cette éducation doit être la plus transversale possible. Aujourd’hui s’impose une pensée univoque, et terroriste finalement, au sens initial du terme, une pensée obligatoire où la religion devient la loi. Des musées comme le Louvre Abu Dhabi peuvent contribuer à faire évoluer ces idées d’un autre âge.
Comment est-il possible de travailler d’une manière contextuelle avec autant de cultures, dans autant de lieux et aussi en profondeur ?
La “contextualité” est, par nature, l’exploitation de la différence. Il faut se battre contre le clonage généralisé. C’est ce que je propose à travers mes manifestes, mes attitudes, mes interpellations du politique, qui me caractérisent régulièrement. Il est plus facile de réagir – positivement – quand le contexte géographique, historique et architectural est singulier. Faire la même chose partout n’a aucun sens.
En 2005, vous avez écrit un texte, Le Manifeste de Louisiana, sur votre vision de l’architecture idéale. Quel serait votre musée idéal ?
Dans ce texte, j’explique qu’il faut exploiter toutes les qualités d’un lieu, en profondeur, en poésie, en nuance, en variation de lumière, en invention, en douceur, en humanité et en plaisir d’y être. Ça, c’est louisianien. J’aime dire que tous mes musées ont l’ambition d’être louisianiens.