Paris vue par Jean Nouvel
Vitrine de la France sur laquelle le monde entier porte ses regards, Paris a suscité l’intérêt des plus grands architectes contemporains, qui ont conçu pour elle des ouvrages magistraux. Jean Nouvel partage avec Numéro les réflexions que lui inspire l’éblouissante capitale.
Propos recueillis par Christian Simenc.
De Lutèce à nos jours, Paris a toujours été l’épicentre historique de la “fabrication” de la France, c’est son principal atout. Tant de souverains de droit divin ou de chefs d’État démocratiquement élus, d’artistes, de scientifiques ou de philosophes y ont passé leur vie et ont marqué à jamais cette cité de leurs témoignages construits ou écrits et de leurs œuvres d’art. Cependant, le défaut actuel de la ville de Paris est qu’elle semble l’avoir oublié et qu’elle se développe sans avoir l’ambition de perpétuer cette incroyable histoire.
J’apprécie la “symphonie grise” de Paris : celle de ses toits en particulier, la poétique des ciels gris parisiens, le rai de lumière qui filtre à travers les nuages gris, l’épaisseur de l’air… J’abhorre tout ce qui s’est construit sans cette conscience de l’épaisseur de l’air, et tout ce qui devrait être ailleurs, c’est-à-dire n’importe où. À Paris, il y a tant de lieux que j’adore, tant et tant. Des plus sacrés aux plus privés, de la Sainte-Chapelle à la “maison de verre”, du parc des Buttes Chaumont au Palais-Royal en passant par les fonds de perspective de la plupart des rues… Paris est un lieu où le secret dépend du moment. Pour moi, le secret vient de la nuit. Les lieux les moins secrets deviennent alors les plus secrets : la Seine, ses quais, ses ponts, la tour Eiffel… À certains moments, l’endroit le plus secret devient, pour moi, l’avion de nuit, celui qui survole un Paris où la lumière révèle les tracés urbains. La nuit, certes, toutes les villes sont belles, mais Paris, Ville lumière, est sublime. Je suis devenu parisien à 20 ans. Mes souvenirs personnels sont liés à mes amitiés, à mes amours. J’ai habité plusieurs Paris : souvenirs de la rue de Seine, de l’École des beaux- arts, des soirées de rendu de “rouge-vin”, grand concours annuel, sur les quais, suivi du traditionnel pique-nique près du pont des Arts. Je me souviens aussi très bien de la Jeep militaire kaki prêtée par Claude Parent, avec le logo “Architecture Principe” inscrit sur le capot, pour de mémorables virées à Saint-Germain-des-Prés.
Bien qu’elles soient professionnelles, mes expériences les plus fâcheuses ont un rapport avec ma vie personnelle – je n’ai jamais pu faire la différence entre les deux ! Ces expériences sont liées aux injustices que j’ai subies sur des projets que je considérais comme des cadeaux pour Paris, des projets qui m’avaient été attribués, puis qui ont été annulés. Le premier d’entre eux concerne l’Exposition universelle pour le bicentenaire de la Révolution française. J’étais dans ma voiture lorsque j’ai appris à la radio que François Mitterrand avait décidé de la supprimer. J’ai freiné, et la voiture qui me suivait a heurté mon pare-chocs. Puis il y a eu la Tour sans fin – la mal nommée –, gratte-ciel de 400 mètres de hauteur, campanile de la Grande Arche de la Défense, d’une perception “trans-apparente” depuis l’axe de la rue de Rivoli, subtilement visible, attendue par tout le milieu architectural… et annulée sans sommation. Puis une nouvelle annulation, toujours à la Défense. La tour Signal, cette fois, nouvelle typologie de mixité urbaine intégrant, dans le même édifice, commerces, bureaux, hôtel et logements. Une tour caractérisée par de grandes loges ouvertes sur le ciel parisien, sur les perspectives et le panorama de la capitale. Sans oublier mon projet pour le Stade de France pour la Coupe du monde de football de 1998, projet lauréat, puis annulé par Édouard Balladur. La Cour européenne de justice me donnera raison, mais trop tard !
Construire à Paris, imaginer un nouveau fragment de la ville, offrir un nouveau témoignage de l’époque représentent toujours une sérieuse montée d’adrénaline et la certitude de passer de nombreuses matinées dans l’obscurité et le silence. La première spécificité de cette ville est sa pétrification, la succession de monuments et de pièces urbaines qui ont subsisté aux grandes démolitions haussmanniennes. Ces démolitions ont traversé les vieux quartiers pour structurer la cité à l’échelle d’un nouveau Paris et ont tracé de nouvelles perspectives. La perspective est une notion forte de l’architecture française à l’échelle des territoires, que l’on a aujourd’hui oubliée… Paris a laissé trop de place à l’“ubu- urbanisme” qui juxtapose, sans composition claire et sans perspectives identifiées, les petits îlots qui donnent davantage lieu à une décomposition qu’à une composition, et qui, chemin faisant, méprisent et affaiblissent cette ville-musée. Paris doit devenir une ville-musée, mais une ville- musée vivante ! Une ville que l’on veut visiter et dans laquelle on doit vouloir et pouvoir habiter. Une ville qui intègre l’ensemble des témoignages, des plus anciens aux plus récents, chacun d’eux écrivant une page du fameux “livre de pierre”.
Pour que Paris devienne une métropole du XXIe siècle, il lui manque la volonté totale d’être le permanent témoin de la vie des générations successives dans une conscience de l’élaboration des territoires de la ville. On doit prendre conscience qu’une ville ne se fait pas avec des “architectures à jeter”, et qu’à l’époque du développement durable, la durabilité – au sens étymologique du terme – des architectures est un paramètre vital pour une ville historique.