L’architecte star David Chipperfield dessine la ville du futur
Invités par le programme Mentor & Protégé de Rolex, les architectes David Chipperfield et Simon Kretz ont pensé pendant 2 ans à la manière de révolutionner la ville. Ils les partagent à l’occasion d’un cycle de conférences organisé à Berlin du 3 au 5 février. Numéro les a rencontrés.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Pendant deux ans, l’architecte David Chipperfield et son jeune confrère suisse Simon Kretz se sont unis pour réfléchir au futur de nos villes et au rôle éthique des bâtisseurs et urbanistes. À l’origine de ce rapprochement, le programme Mentor & Protégé de Rolex, qui réunit tous les deux ans, dans différents domaines artistiques (musique, art, architecture…) une sommité et un jeune talent. Leur seule obligation : passer deux années à échanger… La fin de ce mentorat sera célébrée en février par la sortie d’un livre commun et par un cycle de conférences à Berlin. Le duo a livré le fruit de ses réflexions à Numéro.
Numéro : L’un des enjeux principaux des villes du futur est la question du neuf et de l’ancien. Jusqu’où faut-il préserver notre patrimoine architectural ? Faut-il préférer le modèle muséal parisien à celui de Londres où l’on construit frénétiquement ?
David Chipperfield : Laissez-moi vous livrer deux anecdotes. La ville de Munich m’a demandé conseil sur un projet immobilier qui prévoyait de détruire des bâtiments des années 50. Présentaient-ils des qualités architecturales ? Non, ils étaient médiocres. Pour autant, ils forment une part de la mémoire de la ville. Détruisez-les, et c’est un pan de son histoire et de son âme qui disparaît. À Shanghai, cette fois-ci, je suis intervenu moi-même sur un bâtiment au nord du Bund [site iconique longeant la rivière Huangpu]. Les promoteurs souhaitaient sa destruction. Là encore, le bâtiment était médiocre, mais les autorités voulaient qu’on le préserve. En Chine, la solution la plus simple est de tout détruire pour reconstruire à l’identique, mais avec de meilleurs matériaux. Les Chinois sont tellement bons dès qu’il s’agit de copier ! J’ai dû batailler pour les convaincre qu’il fallait travailler à partir de l’architecture existante. Mais au bout de dix ans de restauration, je n’ai pas pu m’empêcher de penser : “Mon Dieu, tout ce travail pour ça ! On dirait que nous n’avons rien fait !” Mais il se passe, depuis, une chose intéressante : les gens s’arrêtent très souvent pour prendre des photos de notre bâtiment. À quelques pas, un autre immeuble a été détruit, et remplacé par une copie. Et devinez quoi ? Personne ne s’arrête pour le prendre en photo.
“Le problème principal des plans d’aménagement actuels est également leur incapacité à penser l’espace public.”
Imaginer la ville du futur… cette idée n’est-elle pas illusoire à l’heure du développement anarchique des mégalopoles comme Shanghai justement ?
David Chipperfield : En effet, nous avons fait entrer dans les limbes de l’histoire toute notion d’utopie urbaine. Il faut bien avouer que les utopies du siècle dernier ont plutôt mal fini… Qu’avons-nous à la place ? Un “laisser-faire”, un blanc-seing donné aux promoteurs immobiliers, qu’on voudrait, cette fois-ci, dénués de toute idéologie. En réalité, ce qui est à l’œuvre, notamment dans les villes anglo-saxonnes comme Londres, est une logique libérale tout aussi idéologique. Les promoteurs ont le pouvoir et leur objectif principal est la valorisation maximale du terrain, l’augmentation des prix et des loyers, suscitant des processus de gentrification, de multiplication des tours pour maximiser la rentabilité du mètre carré… Une centaine de tours ont été construites à Londres ces dix dernières années, et 300 sont en projet ! L’autorité publique est reléguée à un rôle de contrôle d’un développement urbain qui, en réalité, n’est plus maîtrisé en amont (on parle de “development control board”). Il n’y a plus de planification.
Simon Kretz : Parce que les agents économiques ont imposé un récit qui voudrait que la Ville ou l’État soit incapable de penser efficacement un plan urbain.
Depuis deux ans, votre collaboration sous l’égide du programme Mentor & Protégé de Rolex vous a menés à réfléchir aux conditions d’un développement urbain idéal. Quelles sont-elles ?
SK : L’ouvrage issu de ces réflexions ne prétend pas proposer des solutions clés en main. D’ailleurs, ce ne sont pas tant les propositions des promoteurs ou des architectes qui sont mauvaises que leur manière d’appréhender les projets qui pèche. Il faut absolument penser nos plans d’action au-delà du site d’intervention initial. Si vous êtes promoteur, vous construisez votre tour et le parking dont vous pensez avoir besoin. Mais si vous regardez la situation à plus grande échelle, si vous élargissez votre périmètre de réflexion, peut-être est-il plus rentable (pour vous et pour la société) de rénover un parking mal utilisé à proximité ?
DC : Le problème principal des plans d’aménagement actuels est également leur incapacité à penser l’espace public. Les connexions et la porosité entre le projet architectural et son environnement ne sont pas prises en compte. On se retrouve dans une situation comme celle de Doha où les rues ont disparu. Rien ne relie les tours les unes aux autres. Le problème des tours, à mon sens, n’est pas tant qu’elles gâchent le paysage. Le problème des tours est à leur pied !
Le livre On Planning. A Thought Experiment de David Chipperfield et Simon Kretz sera disponible en février (en anglais) chez Koenig Books, www.koenigbooks.co.uk , et à la Serpentine Gallery, www.serpentinegalleries.org
Conférences et cérémonie de clôture du cycle 2016-2017 du programme Mentor & Protégé de Rolex, à Berlin, du 3 au 5 février, www.rolexmentorprotege.com