10 nov 2015

ILS ONT FAIT 2015: interview de Renzo Piano, le Grand Architecte

À l’occasion de l’exposition que lui consacre la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, Numéro a rencontré dans son studio parisien Renzo Piano.

Numéro : L’exposition que vous consacre la Cité de l’architecture et du patrimoine a pour titre La méthode Piano. Quelle est la singularité de votre approche? 

Renzo Piano : Chacun arrive à son métier par des chemins différents. Pour moi, ce fut la famille. Mon père, mes oncles et mon grand-père ont tous été des bâtisseurs. Si bien que lorsque je me suis intéressé à l’architecture, je pensais qu’il était tout simplement question de bâtir. Mais je connais beaucoup d’autres gens qui sont arrivés à l’architecture via une approche artistique, considérant le bâtiment comme une sculpture… Finalement, peu importe la démarche initiale, l’essentiel est de comprendre que l’architecture va bien au-delà de cela. Si l’on s’imagine qu’elle se résume à la beauté des espaces, alors il faut apprendre qu’il est aussi question de gens, de société, d’humanisme et d’art de construire. À l’inverse, en tant que bâtisseur, j’ai dû apprendre qu’on ne pouvait pas se passer de la poésie et de la beauté. Si vous voulez parler de ma manière de travailler – je n’utilise jamais le mot “méthode” car elle m’est naturelle –, alors je vous dirai que je passe sans m’en soucier d’une approche à une autre. À 9 heures, je suis plutôt poète. À 10 heures, plutôt constructeur, et à 11 heures, plutôt humaniste avant de redevenir poète. Il y a d’autres métiers comme ça. Celui des cinéastes par exemple. Je pense à eux parce que je travaille sur un projet de maison du cinéma à Los Angeles qui m’a amené à en rencontrer. Comme les architectes, ils travaillent par fragments, par scènes, pièce par pièce. Ils partagent avec nous cet art de l’assemblage. En fait, c’est un peu comme si nous étions en train d’élaborer une mosaïque, la moitié du temps à 15 cm du mur, et l’autre moitié à distance pour avoir une vue d’ensemble. Pour vérifier que, ici, la main n’est pas trop grande, ou, là, le nez trop petit. Jean Prouvé, que j’ai eu la chance de côtoyer, me disait qu’on ne conduit pas un projet, comme on le croit souvent, en allant du général jusqu’au détail. En vérité, on l’élabore en allant du général jusqu’au détail… et du détail jusqu’au général, dans un même mouvement. 

 

Parler de votre manière de travailler est un moyen d’éviter de parler de votre style. Refusez-vous toujours ce terme? 

Le style devient trop rapidement une cage, fût-elle dorée. Comme un écrivain dont on loue le style et dont le contenu des livres est oublié. Je vois l’architecture comme une ligne droite, je ne m’intéresse pas aux vagues que forment les modes, nombreuses, dont on nous a rebattu les oreilles, telles que le postmodernisme ou l’architecte star. Depuis des siècles, l’architecture demeure l’art de construire correctement, solidement, pour durer dans le temps. Par définition, l’architecture est l’inverse de la mode. La mode représente parfaitement et merveilleusement l’instant. C’est le geste, le mouvement, le tissu qui bouge. Mais l’architecture vit dans un temps long, comme la mer, les forêts, les rivières… Elle s’inscrit dans la durée, aussi bien en amont – dans le processus de recherche – qu’en aval – avec un bâtiment qui doit être solide comme une montagne. Ce qui ne veut pas dire que l’on ne puisse pas être léger, comme l’a démontré depuis longtemps l’habitat kanak qui a inspiré le Centre culturel Tjibaou que j’ai construit à Nouméa. C’est aussi dans le temps que l’architecture démontre sa valeur, en entrant ou non dans l’Histoire et dans la mémoire. Il ne faut pas perdre de vue que l’architecture est un service, elle doit être utile aux gens. C’est là sa noblesse. Finalement, il est difficile de dire si l’architecture est un art, un métier ou une science, car elle est tout cela ensemble. Néanmoins, c’est sûrement un art. Je n’ai jamais utilisé les mots “forme” ou “style”, mais il faut avouer qu’un bâtiment est toujours une forme. Comme toute forme, une architecture a un pouvoir d’évocation. Elle touche vos émotions, votre imagination.

 

Votre attrait pour la lumière, la légèreté et le rôle prépondérant du matériau sont des constantes au sein de votre œuvre. Forment-ils un style? 

J’appellerais cela une cohérence, une intégrité. Il est vrai que la lumière fait partie des axes qui traversent mon œuvre. Elle est toujours présente. Dès le début de ma carrière, je réalisais des expérimentations avec mon père et mon frère. Parmi les objets de curiosité qui m’animent depuis toujours, la légèreté tient, en effet, une place importante. Pourquoi la légèreté ? Parce qu’elle m’intéresse plus que la pesanteur. La légèreté, c’est l’art d’enlever. Elle va de pair avec la transparence… et avec la lumière, encore. Je crois que ce n’est pas sans rapport avec le fait que je sois né à Gênes, au bord de la Méditerranée. Cet imaginaire de mon enfance est une sorte de carrière au sein de laquelle je creuse sans le savoir.

 

En 2007 paraissait en France la traduction d’un livre d’entretiens intitulé La Désobéissance de l’architecte. Mais le titre original était tout aussi intéressant : La Responsabilité de l’architecte. Quelle est-elle? 

La responsabilité de l’architecte est de matérialiser les changements du monde. Je ne crois pas qu’il faille “faire différent” pour épater la galerie, comme s’y est plu l’avant-garde ou les architectes stars. Ce n’est pas vous, en tant qu’architecte, qui changez le monde. C’est le monde qui change. Vous n’êtes là que pour en témoigner à travers des constructions. Prendre en compte les changements du monde, bien sûr, mais aussi être vigilant et à l’écoute, de la géographie, de la topographie et des gens ! Car si vous vous trompez, le résultat peut demeurer des années, voire des siècles. Il faut donc savoir accepter les critiques tout au long du processus d’élaboration. Cela ne veut pas dire qu’il faut être obéissant! Un bon médecin ne dit pas à son patient ce qu’il a envie d’entendre, mais, après l’avoir écouté, il lui transmet son diagnostic, la vérité. Il doit en être de même pour l’architecte. Désobéir est donc aussi parfois de sa responsabilité. Car les gens ont parfois du mal à accepter les mutations d’une époque, et donc à accepter les réalisations qui en témoignent. Beaubourg en est un exemple frappant. Après sa réalisation avec Richard Rogers en 1977, les réactions face à ce grand paquebot que nous avions installé au milieu de la ville, comme des gamins mal éduqués, ont été telles que j’ai dû cacher mon nom aux chauffeurs de taxi parisiens pendant dix ans!

 

Comment trouver la bonne distance entre responsabilité et désobéissance? 

Il faut être un bon “écouteur”. Pour cela, il faut comprendre que les gens qui ont les choses les plus intéressantes à dire sont souvent ceux qui restent silencieux. Il ne faut pas écouter ceux qui gueulent mais les minorités qui ne s’expriment pas. Il y a dix ans déjà, quand nous avons initié le projet d’agrandissement du campus de l’université Columbia à Harlem, j’y ai passé beaucoup de temps. J’ai parlé avec les communautés afro-américaines et hispaniques qui forment l’essentiel de la population. J’ai écouté ceux qui parlaient le plus doucement. Et j’ai compris qu’il était important que le bâtiment flotte, qu’il soit surélevé pour que le rez-de-chaussée demeure un espace ouvert et public. Cela répondait à une attente forte des gens, à leur désir de vivre ensemble et de partager un espace commun.

 

N’êtes-vous donc jamais en confrontation avec l’environnement? Même lorsque vous modifiez l’aspect de la ville de Londres en érigeant en son cœur l’immense tour The Shard? Ou lorsque vous ajoutez une aile ouverte et transparente au Kimbell Art Museum, face à la réalisation originelle fermée sur elle-même de Louis Kahn? 

Je suis profondément européen, et notre force – c’est sans doute pour cela que l’on fait appel à nos services à travers le monde – c’est d’avoir bâti nos villes par stratification. Nous ne sommes pas des conquérants. Nous ne sommes pas dans la confrontation. Nous ne cherchons pas à démolir à tout prix ce qui préexiste, nous voulons seulement ajouter une histoire parallèle. Et lorsque ce qui préexiste est une perle, une merveille comme le bâtiment de Louis Kahn, alors notre responsabilité est plus grande encore, car il nous faut raconter une nouvelle histoire tout aussi pertinente : une histoire parallèle qui nous appartienne, respectueuse, sans nous effacer ni entrer en compétition avec ce qui préexiste. Mais pour cela, bien sûr, il faut savoir quoi raconter… Lorsque j’ai été contacté pour le couvent des clarisses, à Ronchamp, en contrebas de la chapelle Notre-Dame-du-Haut de Le Corbusier, j’ai tout d’abord refusé. Je vouais une admiration sans bornes à ce bâtiment et je ne voyais pas ce que je pouvais apporter. Puis un jour, sœur Brigitte, l’une des clarisses du couvent, m’a rendu visite à mon studio. Elle m’a simplement expliqué qu’elle avait besoin d’un lieu où habiter en silence. “Silence, prière et lumière”, m’a-t-elle dit. Je lui ai répondu : “Pour la prière, je ne peux rien faire. Mais pour le silence et la lumière, je peux essayer.”