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Frank Gehry : l’interview culte d’une légende de l’architecture
Architecte parmi les plus célèbres de notre époque, Frank Gehry s’éteignait le 5 décembre dernier à l’âge de 96 ans. À travers une foule de bâtiments iconiques qui ont forgé sa légende, du Walt Disney Concert Hall au Guggenheim Bilbao, l’Américano-Canadien a dessiné les contours d’une nouvelle architecture, plus libre, mais aussi plus spectaculaire. En son honneur, Numéro republie un entretien culte de 2009 où l’homme se confiait sans ambages sur des sujets aujourd’hui encore très actuels : l’écologie, les nouvelles technologies, son projet pour la Fondation Louis Vuitton – qui ouvrirait ses portes quelques années plus tard –, ou encore sa succession.
Propos recueillis par La rédaction.
Entretien paru dans Numéro en avril 2009, dans le cadre d’un dossier consacré à onze grandes figures de l’architecture contemporaine, interviewées par Marie Le Fort, Maki Saito, Hans Ulrich Obrist et Jonathan Wingfield.

Numéro : L’architecture n’a jamais été à ce point sous le feu des projecteurs (surexposition, statut de « rock star »…). Est-ce une bonne chose ?
Frank Gehry : C’est à vous, les médias, de vous interroger sur l’intérêt porté à notre discipline dans vos colonnes. En tant qu’architectes, quel est notre but ? Nous essayons simplement de faire un monde meilleur : les architectes sont des idéalistes qui travaillent avec acharnement à essayer de faire bouger les choses, d’améliorer l’environnement. Une partie du jeu consiste à construire de meilleurs bâtiments, mais il y en a une autre qui exige de satisfaire le client.
J’en ai parlé avec Sydney Pollack dans le documentaire qu’il a réalisé à mon sujet [Sketches of Frank Gehry, 2006]. Il m’expliquait que dans une grosse production hollywoodienne, il existe une marge de 15% au sein de laquelle on peut faire de l’art. C’est la même chose en architecture, et au bout du compte, l’identité de l’architecte qui construit tel bâtiment n’a guère d’importance. Personne n’est tout-puissant ; nous avons tous tendance à faire les choses dans notre coin ; nous avons nos clients, nous présentons des idées, et nous tentons des choses.
J’ai eu de la chance : plusieurs bâtiments que j’ai construits ont été bénéfiques pour la communauté, comme Bilbao [le musée Guggenheim] par exemple. Il a été salutaire pour les Basques, bien au-delà du résultat escompté. Le musée a complètement transformé ce qui n’était qu’une ville industrielle endormie. La même chose s’est produite à L.A. avec le Walt Disney Concert Hall : il a eu un impact financier énorme sur la région et il a supplanté le panneau Hollywood comme symbole de Los Angeles. Je ne l’invente pas, c’était dans les journaux. Alors, je le reconnais, la presse a ses avantages.

Le statut particulier accordé à vos pairs entraîne-t-il une sorte de politique de branding ? L’architecte en tant que marque est-il aujourd’hui plus important que la marque de l’architecte ? Votre société peut-elle perdurer après vous, au même titre que des maisons de couture comme Dior ou Saint Laurent, qui continuent d’exister avec des directeurs artistiques contemporains ?
Les gens passent leur temps à essayer de faire entrer l’architecture dans la culture mondiale. Ils tentent de la tirer de force vers tout ce phénomène qui entoure les marques, mais, en ce qui me concerne, cela n’a rien à voir avec nous. Je suis censé être coupable de cet amalgame sous prétexte que je dessine des bijoux pour Tiffany & Co. Qu’est-ce que je peux dire ? La joaillerie est un domaine très stimulant, et beaucoup d’architectes dessinent des bijoux.
“Pour grandir, mes successeurs ont besoin de se tromper. (…) Mais franchement, une fois que je serai parti, ça m’est complètement égal qu’ils utilisent mon patronyme.” – Frank Gehry
Concernant ce qui va se passer après mon départ, c’est une question très sérieuse. Le vrai problème, quand vous dirigez une entreprise qui emploie une centaine de personnes, c’est de savoir ce qui va leur arriver. Est-ce que vous les laissez se débrouiller ? Est-ce que vous créez un héritage pour vos associés ? Personnellement, j’ai essayé d’édifier pour eux quelque chose qui dure. Dès que je le peux, je parle d’Edwin Chan et de Craig Webb dans la presse. Le seul espoir, c’est qu’ils reprennent les choses là où je les laisserai. Le problème, ce serait que mes successeurs fassent des erreurs pendant que je suis encore en vie. Et pour grandir, ils ont besoin de se tromper. J’ai essayé de leur en donner l’opportunité et certaines erreurs ont été commises en mon nom. Mais franchement, une fois que je serai parti, ça m’est complètement égal qu’ils utilisent mon patronyme.

À l’heure où l’écologie devient une préoccupation constante et inquiétante (réchauffement de la planète, montée prévue des eaux, raréfaction des ressources naturelles…), peut-on encore envisager l’architecture de la même façon ?
Je ne recycle pas encore l’eau des toilettes ! Mais je pense que le problème est grave. Il nous faut agir. L’idéal serait de parvenir à intégrer la durabilité dans les bâtiments sans perdre de vue le design. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de choisir l’un au détriment de l’autre. Selon un préjugé largement répandu, les courbes du Guggenheim de Bilbao ont coûté une fortune. En réalité, nous sommes arrivés à un prix de trois cents dollars le mètre carré, ce qui est plus qu’honnête. Ce que nous avons sacrifié, ce sont les fanfreluches hors de prix qui faisaient partie de la culture à l’époque. J’avais vu les artistes de ma génération – Robert Rauschenberg, Jasper Johns et Richard Serra – réaliser des œuvres avec des matériaux de récupération, et les gens payer des sommes colossales pour les suspendre sur leurs murs. J’ai troqué les mignardises contre du trivial, et la construction est devenue plus économique.
Numérisation, matériaux composites, domotique… les progrès technologiques entraînent-ils pour vous une nouvelle manière de concevoir, de projeter, de réaliser ?
Je me sers de toutes ces techniques depuis trente ans : nous avons lancé une entreprise distincte [Gehry Technologies] dans le but d’enseigner aux architectes comment intégrer les dernières technologies dans la conception des bâtiments. Foncièrement, l’ordinateur permet de minimiser les problèmes. On peut faire jusqu’à 10 ou 15% d’économies-d’argent, de temps et, plus important, d’énergie. En un mot, l’utilisation correcte de la technologie peut nous permettre de construire de beaux bâtiments avec un maximum d’efficience énergétique.
“La démocratie nous a certes conduits à un résultat pluraliste et un peu chaotique, mais je crois que nous en sommes presque tous venus à apprécier la juxtaposition de bâtiments très différents.” – Frank Gehry
L’architecture aujourd’hui se limite-t-elle à la seule architecture, n’est-ce pas plutôt de la ville dont il s’agit ? Les Chinois ont prévu cinq cents millions d’habitants en plus dans leurs villes d’ici 2020. Comment concilier architecture et urbanisme, gigantisme et protection de la nature, économie de marché et économie sociale ?En 1967, je suis allé à Harvard pour étudier cette discipline. Mais à l’époque, aux États-Unis, les responsables de l’urbanisme n’avaient aucun pouvoir. C’est toujours le cas. Pensez à toutes les infrastructures en cours : on ne demandera jamais à un architecte de construire un grand système autoroutier. [Norman] Foster a fait des ponts, mais à part lui, les urbanistes se contrefichent de l’architecture. Prenez le Panamá : ma femme est panaméenne et nous sommes très attachés à ce pays. Ils construisent deux ponts. Ils m’ont demandé de bâtir un petit édifice à vingt-cinq millions de dollars dans les parages parce qu’ils voulaient que je recrée un peu de « l’effet Bilbao »! [Rires.] Je leur ai dit : “Vous êtes cinglés, vous avez l’intention de construire un nouveau canal et deux ponts, pourquoi n’engagez-vous pas un bon architecte pour faire ces trucs-là ?” Mais ils n’ont rien voulu entendre. Parce que grosses firmes d’ingénierie avaient tout verrouillé.
L’architecte Otto Wagner a dessiné les canaux de Vienne à la fin du 19e siècle, et ils font le charme de la ville. On pourrait réaliser la même chose aujourd’hui, mais plus personne ne pense de cette façon ; en Chine, ils construisent comme on a construit L.A. après la guerre : des masses de bâtiments, aucune responsabilité globale des plans d’urbanisme… Alors, c’est vrai, il est rare que nous, les architectes, soyons impliqués dans les questions d’urbanisme. On fait seulement appel à nous pour réaliser des bâtiments isolés.

À l’exemple de Le Corbusier à Chandigarh ou d’Oscar Niemeyer à Brasília, rêvez-vous d’édifier une ville, est-ce encore possible de nos jours ?
Quand j’étais gamin, c’est ce que j’espérais. Mais j’ai le sens des réalités, aussi je ne pense pas que cela se produise. Je ne suis pas non plus persuadé que ce serait une bonne chose. La démocratie nous a certes conduits à un résultat pluraliste et un peu chaotique, mais je crois que nous en sommes presque tous venus à apprécier la juxtaposition de bâtiments très différents. Ce qui nous manque terriblement, en fait, c’est une qualité supérieure dans la conception de ces bâtiments et de l’infrastructure. Je n’ai jamais été à Chandigarh [la « ville de Le Corbusier dans le nord de l’Inde], mais il paraît que c’est un peu n’importe quoi.
“[Pour la Fondation Louis Vuitton], je suppose que je voulais faire une espèce de serre, mais une serre sous stéroïdes !” – Frank Gehry
Parmi vos réalisations de cette dernière décennie, laquelle vous paraît incarner au mieux ce que sera l’architecture dans les années à venir ?
Je suis très content du dernier bâtiment que j’ai réalisé à Toronto, l’AGO [Art Gallery of Ontario]. Ce n’est pas un ouvrage complet : c’est le remodelage d’un lieu existant. Le client était Ken Thomson [homme d’affaires et collectionneur canadien] qui est décédé juste avant l’achèvement du projet. J’ai essayé de représenter l’homme et sa collection d’art canadien dans un bâtiment autrefois considéré comme un musée provincial. Le lieu est devenu l’emblème de Toronto, et je pense que cela va permettre aux Canadiens de mieux connaître leur héritage.
C’est le but que nous poursuivons avec le projet de la Fondation Louis Vuitton à Paris. Je passe beaucoup de temps avec Bernard Arnault. Il a sélectionné le site [le jardin d’Acclimatation] avec le maire de Paris, et ils m’ont demandé un bâtiment dans le style du Grand Palais – il faut qu’il y ait du verre. Je suppose que je voulais faire une espèce de serre, mais une serre sous stéroïdes ! Je ne sais pas encore bien ce que c’est, je n’ai jamais rien fait d’approchant, et j’ai vraiment hâte de voir comment vont se faire les connexions entre le bâtiment, la ville de Paris et les Parisiens – c’est la meilleure chose qu’un architecte puisse espérer.