9 jan 2018

À quoi ressemble la maison de verre de Philip Johnson ?

À New Canaan dans le Connecticut, la majesté de la nature a inspiré aux grands architectes de prodigieuses maisons de verre, comme suspendues entre ciel et terre. Telle la célèbre Glass House de Philip Johnson, le centre culturel Grace Farms semble littéralement se fondre dans le décor.

Le centre culturel Grace Farms de l’agence Sanaa à New Canaan. Photo par Lane Coder

La lumière, en architecture, est un matériau essentiel. Dans son ouvrage Vers une architecture (1923), Le Corbusier avait d’ailleurs théorisé cette idée avec une formule devenue ô combien fameuse : “L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière.” À New Canaan, dans le Connecticut (États-Unis), hasard de la commande, deux projets phares entérinent, à quelque soixante-dix ans d’intervalle, un travail on ne peut plus subtil quant à la lumière et la transparence. Le premier est une icône : la Glass House de l’Américain Philip Johnson. Le second ne demande qu’à le devenir : le centre culturel Grace Farms du duo japonais Sanaa.

 

Sise au 798-856 Ponus Ridge Road, la Glass House est invisible depuis la rue, parfaitement dissimulée derrière les frondaisons. Il faut d’abord s’enfoncer sur le chemin d’accès avant de la deviner, par bribes, par-delà un haut mur rectiligne fait d’imposants moellons. Ce n’est qu’après avoir longé ledit mur jusqu’à son extrémité que l’on peut enfin découvrir, de biais, la mythique silhouette : un parallélépipède de verre entièrement transparent. “L’effet avant tout”, clamait Philip Johnson, premier lauréat du prix Pritzker en 1979, fidèle tout au long de sa carrière à un unique principe : “L’architecture est avant tout et par-dessus tout un art du visuel.” C’est en 1946 qu’il acquiert ce terrain sur lequel il construit, trois ans plus tard, sa résidence personnelle, dans laquelle il vivra jusqu’à sa mort, en 2005.

 

 

“Je prétends que c’est la seule maison au monde dans laquelle vous pouvez voir en même temps, depuis un même endroit, le coucher du soleil et le lever de la lune.

 

 

Amplement influencé par Mies van der Rohe – lequel a déjà dessiné sa propre maison de verre en 1945, la célèbre Farnsworth House –, il érige un édifice de plain-pied avec toit-terrasse, sorte de “boîte” plate occupant quelque 170 mètres carrés au sol, soit peu ou prou 10 x 17 mètres. Sont évidemment convoqués tous les nouveaux matériaux alors en vogue : le béton pour le socle, l’acier pour la structure qui soutient le toit (dont huit colonnes au profil en H), sans oublier le verre, matériau de la modernité par excellence, pour lequel Johnson éprouve une réelle fascination. À coup sûr, il conserve d’ailleurs à l’esprit quelques bâtiments en verre emblématiques, tels le Crystal Palace et les serres de Kew Gardens, à Londres, ou le pavillon de verre de l’architecte allemand Bruno Taut, à Cologne. Dans cette boîte, rien ne vient obstruer l’espace intérieur, épuré et minimaliste, hormis un bloc massif cheminée-salle de bains habillé de briques rouge orangé, unique élément vertical. 

 

Le choix du verre, donc, est tout sauf anodin, et le dessin de l’ossature métallique, truffé de minutieux détails. Comme la membrane transparente qui enveloppe les quatre façades s’aligne quasiment avec cette structure, cette dernière ne projette jamais d’ombre. Dès lors, les parois de verre peuvent pleinement jouer avec la lumière. Selon son intensité, l’inclinaison du soleil, la saison ou le temps qu’il fait, elles se font transparence ou matérialité, créant divers jeux de textures. Les arbres s’y réfléchissent, des motifs de feuilles et de ramures en animent la surface. L’effet est bluffant, et la perception sans cesse changeante. 

Grace Farms Community Day Dean Kaufman

Partout, le regard peut traverser l’habitation de part en part : “J’ai pensé qu’il serait agréable d’avoir un lieu dans lequel vous pourriez pivoter à 360 degrés pour voir l’ensemble du site, ce que vous pouvez effectivement faire ici, racontait Philip Johnson. Je prétends que c’est la seule maison au monde dans laquelle vous pouvez voir en même temps, depuis un même endroit, le coucher du soleil et le lever de la lune.” La transparence de la Glass House montrera néanmoins ses limites : “Je ne puis plus travailler dans une maison de verre. Dehors, les écureuils sont trop nombreux”, déclara un jour Philip Johnson, avant d’édifier, en 1980, un peu plus loin sur la même parcelle, un atelier-bibliothèque éclairé uniquement par la lumière zénithale.

 

 

Notre objectif était que l’architecture de The River soit perçue comme une partie intrinsèque du paysage, qu’elle ne se fasse pas remarquer, voire que l’on ne ressente pas physiquement le bâtiment…”

 

 

Juchée sur un promontoire cerné de chênes splendides dominant un vallon bucolique, la Glass House est comme un belvédère pour contempler le paysage alentour. La fluidité entre l’intérieur et l’extérieur y est optimale. L’ouvrage n’est, en réalité, que la pièce visible d’un “royaume” domestique bien plus grand, dont la lisière ne serait rien d’autre que la nature elle-même. C’est le même rapport à l’environnement extérieur qu’a recherché le duo nippon Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa (Sanaa) avec son récent projet, là encore situé à New Canaan : le centre culturel Grace Farms (365 Lukes Wood Road). À quelque dix minutes de voiture au nord de la Glass House, le bâtiment est planté au cœur d’une réserve naturelle d’une trentaine d’hectares. Baptisé The River (La Rivière), il épouse au plus près la topographie du site, s’“écoulant” littéralement sur un dénivelé de 13 mètres. 

 

Notre objectif était que l’architecture de The River soit perçue comme une partie intrinsèque du paysage, qu’elle ne se fasse pas remarquer, voire que l’on ne ressente pas physiquement le bâtiment, avec l’espoir que les visiteurs aient, à travers leur expérience de ces espaces, une plus grande jouissance de cet environnement magnifique et du changement des saisons”, soulignent ces deux apôtres d’une “architecture de l’effacement”. Le résultat : cinq pavillons disséminés de-ci de-là sur le terrain, mais tous reliés par un seul et unique toit soutenu par de frêles colonnes. Doté de vastes parois de verre du sol au plafond, chacun des cinq pavillons offre une vue à 360 degrés sur le panorama alentour, gommant, de fait, la limite entre intérieur et extérieur. La lumière naturelle y est fatalement à son acmé.

 

Retour à Ponus Ridge Road, cinq miles plus au sud, à la Glass House de Philip Johnson. La nuit, le travail sur la lumière a, lui aussi, été pensé. À l’époque, Philip Johnson fait appel à Richard Kelly, l’un des pionniers de la mise en lumière architecturale. Cet éclairagiste hors pair a notamment collaboré avec des pointures de l’architecture du x xe siècle, tels Mies van der Rohe (le Seagram Building à New York) ou Louis Kahn (le Kimbell Art Museum à Fort Worth). Kelly a introduit le concept, révolutionnaire à cette période, de “perspective scénographique”. À l’instar d’un peintre, il use de la lumière, naturelle ou artificielle, par “couches successives”, selon trois typologies d’éclairage : la “lumière d’ambiance” (ambiant luminescence), diffuse et homogène, la “lumière directe et sélective”, qui se concentre sur un point ou un espace (focal glow), enfin la “lumière d’ornementation” (play of brilliants), utilisée avec parcimonie. Au début des années 50, le défi pour l’architecture transparente qui, avec l’ascension du style international commence à gagner en popularité, était le verre lui-même. La nuit, il devenait un miroir reflétant les lumières de l’intérieur. Pour la Glass House, Richard Kelly a une idée de génie : il minimise l’éclairage intérieur de la maison puis, a contrario, illumine la pelouse et braque des projecteurs sur les arbres environnants, restaurant ainsi la continuité et le flux lumineux du jour dans la nuit. Magique !

La Glass House de Philip Johnson