A Venise, Julie Mehretu conforte son statut de peintre majeure
La peintre new-yorkaise, l’une des plus en vue actuellement, se dévoile dans une exposition conçue par la Pinault Collection au Palazzo Grassi. Ses grandes toiles abstraites et tonnantes y composent une symphonie free jazz tumultueuse faisant écho au chaos du monde. Elles y dialoguent avec des pièces majeures d’amis, artistes tout aussi essentiels, comme David Hammons, Huma Bhabha ou Nairy Baghramian.
Par Thibaut Wychowanok.
Julie Mehretu, Among the Multitude XIII, 2021-2022.Private Collection.Ph: Tom Powel Imaging. Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery, New York
Les récents records de Julie Mehretu
Le nom de Julie Mehretu ne disait sans doute rien jusqu’ici au grand public européen. On ne lui connaît, il faut l’avouer, aucune grande exposition monographique sur le continent, si ce n’est au Centre Botín à Santander en 2018. Sa présence en France, en Allemagne ou en Angleterre ? L’artiste la doit avant tout au travail de ses galeristes qui lui ont consacré plusieurs expositions : Marian Goodman à Paris dès 2013 puis en 2018 et 2022, White Cube à Londres en 2018 et 2023, ou encore Carlier Gebauer à Berlin en 2021. Le nom de Julie Mehretu résonne en revanche logiquement aux oreilles des collectionneurs. D’autant que ses toiles atteignent des records sur le second marché. En novembre 2023, son Walkers with the Dawn and Morning (2008) atteint les 10,7 millions de dollars chez Sotheby’s. La même année, elle cumulait ainsi 21 millions de dollars d’œuvres vendues aux enchères d’après Artprice. Julie Mehretu ne saurait pour autant se réduire au label d’artiste du marché. Le monde institutionnel de l’art européen était juste, jusque-là, passé à côté d’une peintre et intellectuelle pour tant célébrée par le Guggenheim de New York dès 2010, par le Los Angeles County Museum of Art (LACMA) en 2019 ou le Whitney Museum en 2021. La Pinault Collection et la commissaire d’exposition Caroline Bourgeois réparent à Venise cette injustice.
Julie Mehretu, Among the Multitude XIII, 2021-2022, Private Collection. Installation view, “Julie Mehretu. Ensemble”, 2024, Palazzo Grassi, Venezia. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Pinault Collection.
Julie Mehretu au Palazzo Grassi à Venise avec la Pinault Collection
Conçue comme une partition musicale (Caroline Bourgeois accroche en mélomane), l’exposition évite l’écueil de la présentation chronologique pour proposer un palimpseste sensible, où chaque toile abstraite se fait note superposée à la précédente et à la suivante. Ensemble (nom programmatique de l’exposition) donne cependant une vision très éclairante de la pratique de Julie Mehretu et des périodes qui la scandent. La symphonie free jazz est celle des tumultes du monde qui irriguent l’ensemble de l’œuvre de l’artiste. Viennent y répondre des moments plus sourds et minimalistes, mais intenses, incarnés par les oeuvres d’amis artistes invités : un impressionnant totem d’Huma Bhabha, un célèbre tarp painting de David Hammons en bâches plastiques et papier kraft, ou une sculpture métallique tragique de Nairy Baghramian.
Julie Mehretu, Black City, 2007. Pinault Collection. Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery, New York
Les panoramas urbains hybrides de Julie Mehretu
Chez Julie Mehretu, dans les années 2000, tout commence par le dessin. Sur de grandes toiles allant de trois à cinq mètres, l’artiste reporte au stylo technique différents plans d’architecture compilés. Ils sont par la suite figés par une couche d’acrylique transparente. Encre et acrylique, encore, viennent parfois y apporter des touches tumultueuses. De gigantesques panoramas urbains hybrides, noir et blanc, en émergent alors, tonitruants et volontairement brouillons, comme pour embrasser le mouvement de la ville – mouvement géographique autant qu’historique. Tout y est transitoire. Les espaces et les temporalités s’enchevêtrent dans un capharnaüm troublant où la gestualité de l’artiste trouve sa plénitude. Ces villes fictives et composites forment les véritables joyaux de l’exposition. Avec Vanescere (2007), Julie Mehretu convoque différentes typologies urbaines de Berlin, ville où l’artiste a vécu : tout y fragmenté et fragmentaire. Avec Black City (2007), vues de stades, d’amphithéâtres, d’aéroports, logos et drapeaux se recouvrent dans une peinture globalisée, ancrée dans une époque de mondialisation des signes, des architectures et des espaces. On y plonge dans une postmodernité vertigineuse entrechoquant symboles et signes de toutes époques et tous domaines (certaines formes géométriques rappellent jusqu’aux mobiles de Calder). Strates de l’histoire et de l’espace urbain se décomposent, se recomposent et se contaminent dans une dynamique inarrêtable. C’est une fragmentation explosive et libératrice : le monde, épuisé, vit à l’heure de la perte de son unicité et de sa cohérence, à l’unisson de ses violences, des dérives et des flux incessants. “Il s’agit d’espace, mais aussi d’espaces de pouvoir, d’idées de pouvoir”, commente l’artiste.
Julie Mehretu, Chimera, 2013. Pinault Collection. Ph: Tom Powel Imaging. Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery, New York
Julie Mehretu à Venise : entre ténèbres et couleurs
Les années 2010 voient peu à peu disparaître les dessins d’architecture. Leurs traces consistent désormais en des ruines, comme celles du bunker de Saddam Hussein bombardé par les forces américaines (Chimera, 2013). Julie Mehretu se mue alors en sismographe des tumultes du monde, et évoque de manière abstraite les soulèvements arabes ou la révolution en Syrie à travers des toiles plus étouffantes et une palette quasi monochrome. L’heure est à la grisaille et à l’avenir indéfini, en suspension, comme ses toiles. La décennie se poursuit et les œuvres prennent un tournant radicalement coloré, proche du graffiti : touches franches de vert, de jaune, d’orange, de bleu ou de rouge où pointent encore des zones sombres et ténébreuses. Mehretu s’engage dans une esthétique numérique proche des glitches et de la création par informatique, séduisante et lustrée. Ces formes floues sont obtenues en manipulant numériquement des photographies de presse faisant écho à la montée des autoritarismes, aux guerres ou au dérèglement climatique… L’image de la violence et de la vulnérabilité des êtres disparaît pour réapparaître de façon vague et chatoyante à la manière d’un fantôme hantant la mémoire.
Julie Mehretu, TRANSpaintings, 2023-2024, Courtesy of the artist and White Cube. Installation view, “Julie Mehretu. Ensemble”, 2024, Palazzo Grassi, Venezia. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Pinault Collection.
Les récentes expérimentations de Julie Mehretu
Les expérimentations se poursuivent dans les années 2020 avec une peinture désormais iridescente aux finitions métalliques (Desire Was Our Breastplate, 2022-2023) ou encore avec ses TRANSpaintings réalisées en 2023 avec son amie artiste Nairy Baghramian. La toile se libère du mur pour être disposée désormais dans l’espace, encadrée et portée par des supports sculpturaux. La lumière vénitienne traverse la maille de polyester peinte pour offrir des effets visuels éblouissants. Julie Mehretu semble à présent pleinement assumer son statut de “peintre à effets” tout en préservant dans ses toiles les états indéterminés qui font sa signature, créant des moments de transition et déplacement. L’exposition offre en réalité un parfait aperçu de son programme expérimental depuis vingt-cinq ans : multiplication des façons d’intervenir sur la toile (stylo, pinceau, aérographe, impression…), photogravure, chine collé, aquatinte, eau-forte, pointe sèche et autres procédés de gravure. L’artiste s’impose indubitablement en prodige de la technique.
(Foreground)Huma Bhabha, The Kind One, 2023, Courtesy the artist and David Zwirner; (Background) Julie Mehretu, Atlas, 2016-2021, The Broad Art Foundation. Installation view, “Julie Mehretu. Ensemble”, 2024, Palazzo Grassi, Venezia. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Pinault Collection.
Ensemble : une exposition collective avec David Hammons, Huma Bhabha…
Une autre grande qualité de Julie Mehretu est de savoir s’entourer. La bande d’amis qu’elle invite à exposer à ses côtés partagent non seulement beaucoup de ses préoccupations intellectuelles, mais forment surtout un aréopage d’artistes parmi les plus passionnants aujourd’hui : David Hammons, Huma Bhabha, Paul Pfeiffer ou Nairy Baghramian pour n’en citer que quelques-uns. Leurs engagements et leurs parcours éclairent celui de Julie Mehretu, née en Éthiopie en 1970, pays qu’elle fuit avec ses parents pour s’installer dans le Michigan à 7 ans. Nairy Baghramian quitte, elle, l’Iran pour Berlin à 13 ans. Huma Bhabha, le Pakistan à 19 ans… L’état transitoire du monde, ses guerres et ses violences, tout comme la réalité du déplacement géographique et de l’hybridation des références historiques, forment pour cette génération bien plus que des images et des concepts : une réalité vécue dans la chair.
Ensemble, exposition de Julie Mehretu, au Palazzo Grassi, Venise. Jusqu’au 6 janvier 2025.