Les confidences de Sampha : “Pour composer j’improvise… mais j’oublie toujours ce que je viens de jouer”
Collaborateur de Kendrick Lamar, Solange ou Frank Ocean, le pianiste londonien Sampha défend Lahai, son second album studio, cinq ans après le succès de Process qui avait remporté, à l’époque, le Mercury Prize. Disponible ce vendredi 20 octobre, ce nouveau disque – dont les premiers extraits Spirit 2.0 et Only font déjà le bonheur de ses fans – évoque autant les films du studio Ghibli qu’un océan endormi sous une nuit d’encre. Sampha a accepté de répondre aux questions de Numéro.
Par Alexis Thibault.
Sampha Lahai Sisay a peur des papillons de nuit. Il est addict aux friandises, à son Smartphone et aux œuvres de Steve Reich, un pionnier de la musique minimaliste des années 60. Un courant radical et spontané. S’il pouvait remonter le temps, le pianiste ne sait pas vraiment ce qu’il ferait. Peut-être qu’il suivrait immédiatement les conseils de ses proches en faisant ressortir sa voix de baryton léger, longtemps altérée par les artifices d’une reverb abusive. Une voix satinée capable d’invoquer, d’une mesure à l’autre, une allégresse revigorante puis un chagrin redoutable… La semaine dernière, le compositeur était de passage à Paris “pour quelques interviews.” Il se prépare à défendre son second album studio, Lahai, qui reprend le patronyme de son grand-père. Disponible le 20 octobre, ce disque très attendu de 14 morceaux – pour 41 minutes d’écoute – invite à se tourner vers un avenir radieux lorsque Process (2017) nous plongeait au cœur d’une peine inaltérable. Pour l’occasion, Sampha a notamment invité le batteur Yussef Dayes et la chanteuse Lisa-Kaindé Diaz, membre du duo Ibeyi. Un album lumineux, donc, et extrêmement bien produit qui aurait, peut-être, mérité davantage de prises de risques.
Sampha présente son nouvel album, cinq ans après le succès de Process
Né à Londres de parents sierra-léonais, le musicien n’évoquera pas les drames survenu jusqu’à présent, lors des trente quatre premières années de sa vie. La disparition de son père, en 1998, employé dans une compagnie de pierres précieuses; le handicap de l’un de ses quatre frères; puis le cancer qui emportera sa mère, employée d’une cantine scolaire, en 2015. Surnommé Kim Nova à l’époque du réseau social Myspace, la carrière du jeune pianiste prend un tournant en 2009 lorsque le label indé britannique Young Turks lui fait de l’œil : il a déniché une perle rare. Deux ans plus tard, le titre Hold On, produit en collaboration avec son ami SBTRKT (prononcer Subtract), attire l’attention de plusieurs artistes outre-Atlantique dont un certain… Dev Hynes. Enfin la voix de Sampha devient sa signature. Et tout le monde s’arrache alors ce gaillard discret, longtemps bercé par le jazz cosmique de Sun Ra et les mélodies d’Oumou Sangaré, d’Alice Coltrane ou du musicien malien Salif Keita. Déjà apprécié, Sampha est désormais adoré par ses pairs, surtout lorsque son album Process décroche le prestigieux Mercury Prize, en 2017, devant Stormzy, The xx, Ed Sheeran ou Loyle Carner. Véritable atout charme du rap, le Londonien devient un artiste capable de parachever les œuvres des stars. Citons pêle-mêle Alabama de Frank Ocean (2016), Don’t Touch My Hair de Solange (2016), Father Time de Kendrick Lamar (2022) ou le déchirant Sampha’s Plea (2022) d’un Stormzy peu rancunier. Rencontre.
Interview de Sampha pour la sortie de son nouvel album Lahai
Numéro: Votre album Process a remporté le Mercury Prize en 2017. Vous considérez-vous, depuis ce sacre, comme un artiste pop ?
Sampha: Je crois que la musique pop a énormément influencé la façon dont je compose. Tout doit être clair et concis et j’ai encore du mal à quitter le format trois minutes. Mais si par “pop” vous entendez “populaire”, alors je ne sais pas trop. En tout cas, je ne suis pas un inconnu [Rires.] Mais, vous savez, la musique est vraiment bizarre. Certains morceaux cumulent cinquante millions d’écoutes sur YouTube et, pourtant, vous n’en avez jamais entendu parler une seule fois… Cet artiste est-il vraiment populaire ?
La critique s’est toujours rangée de votre côté et les deux premiers extraits de votre album, Spirit 2.0 et Only ont été très bien accueillis jusqu’à présent. La sortie de ce nouvel album vous angoisse-t-elle malgré tout ?
On ne peut jamais savoir comment les gens vont réagir… Les journalistes font partie intégrante de l’écosystème musical et les articles à mon sujet sont inhérents à mon métier qui demande d’ailleurs énormément d’autodiscipline. Je suis rarement agacé par les commentaires négatifs, au contraire, je suis plutôt du genre : “Hum, je vois ce que tu veux dire.” Finalement, j’essaie de ne pas trop y penser. Je me détache de mon anxiété naturelle…
Pouvons-nous évoquer le sujet ? Cette anxiété doit-être d’autant plus difficile à vivre dans ce milieu…
Oui. C’est une forme d’anxiété sociale. À un niveau plus profond, je suppose que je luttais presque contre la mort. Pendant longtemps, il m’a même été difficile de consulter un médecin. Certainement parce que je m’attendais toujours au pire après les expériences que j’ai traversées. Je suppose que c’est un problème existentiel assez courant. La plupart des gens doivent subir des effets secondaires bien pires que les miens. C’est pour cela que je n’ai jamais été très à l’aise lors les défilés de mode et autres événements publics. La plupart du temps, j’essaie donc de les éviter, surtout lorsque je ne connais pas beaucoup de monde sur place.
Avez-vous composé ce nouvel album de la même façon que vous aviez imaginé votre disque Process, en 2017 ?
Comme pour Process, je me suis assis derrière mon piano… et j’ai joué. Plusieurs morceaux de mon premier album résultaient d’une improvisation de plus de quatre heures : Blood on Me, Plastic 100°C ou Take Me Inside. J’ai retravaillé certaines sections jusqu’à en faire des chansons. Pour Lahai, j’ai surtout composé avec des synthétiseurs, des claviers Yamaha et des fichiers MIDI [un format de fichier musicaux utilisés pour la communication entre instruments électroniques, contrôleurs, séquenceurs, et logiciels de musique]. Cela me permettait de générer des arpèges un peu plus fous tout en jouant en direct avec un groupe. Mais ne me posez pas de questions trop spécifiques sur mon mode opératoire car j’ai une très mauvaise mémoire. [Il rit timidement.] Vous allez finir par vous demander si j’ai vraiment composé cet album moi-même !
Pourquoi ? Vous improvisez puis vous oubliez ce que vous venez tout juste de jouer ?
Exactement ! Vous savez, en studio, vous avez deux types de personnes. Ceux qui peuvent inventer, puis s’en souvenir. Et les gens qui, comme moi, proposent des mélodies puis ne parviennent pas à s’en rappeler. On m’a souvent dit : “Oh ! C’était pas mal ça ! Tu peux le refaire ?” Et bah non… Il y a une grande part d’aléas dans la musique.
« J’ai parfois du mal à intégrer des paroles à ma musique car ce que j’exprime musicalement est déjà bourré d’émotions. Il me serait peut-être plus facile d’écrire pour quelqu’un d’autre » Sampha
Quelles images vous viennent immédiatement en tête lorsque vous pensez à votre nouvel album ?
Des dessins animés. Plutôt quelque chose d’assez mature, dans le style des studios Ghibli. Je m’imagine scruter la mer en pleine nuit, le vent souffle et j’ai la sensation de voler. Surtout sur le morceau Spirit 2.0. J’aimerais que mes chansons ressemblent à de l’air frais.
Est-ce pour cela que vous filez la métaphore de l’oiseau, une figure que l’on retrouve tout au long du disque?
L’oiseau représente de nombreuses choses différentes. J’avais besoin de m’abandonner à une forme de spiritualité sans vraiment savoir ce que signifiait ce mot. Peu à peu, les jours ont fini par se confondre. Il me fallait donc prendre un peu de recul, m’élever, pour avoir une vue d’ensemble sur ma vie et enfin prendre les bonnes décisions. Une sorte de vol psychologique que j’ai donc associé à la migration des oiseaux. Moi, je suis un immigrant de deuxième génération. C’est peut-être pour cela que les voyages me fascinent…
J’ai trouvé que la plupart des morceaux restaient très sobres, à la limite de l’austérité. D’ailleurs, la batterie entre souvent en scène après le second couplet, créant une rupture avec une première partie, plus acoustique. Peut-on parler d’un album dépouillé voire minimaliste ?
Je crois que oui, d’une certaine façon. On pourrait dire par exemple du titre Spirit 2.0 qu’il est relativement minimal. Pour moi, ce n’est clairement pas le cas. En tout cas, c’est le genre de musique qui me plait. À ce moment, j’avais un son bien précis en tête : la musique traditionnelle d’Afrique de l’Ouest. Un style assez complexe qui superpose plusieurs rythmes et frappe pourtant par son groove. Il n’y a que trois instruments qui jouent ensemble, pas de kick de batterie, pas ou peu de fréquences aiguës. J’ai enfin compris comment faire en sorte qu’un titre bouge avec le moins d’éléments possibles. Pour que tout semble minimaliste, il faut parfois beaucoup de choses subtiles.
Selon vous, qui avez collaboré avec Kendrick Lamar, Jessie Ware, Solange, ou Frank Ocean, faut-il être un pur génie ou un travailleur acharné pour réussir dans la musique ?
Pour s’envoler, il faut prendre de l’élan. Certains ont la chance de pouvoir s’en passer. Moi, j’ai parfois du mal à intégrer des paroles à ma musique car ce que j’exprime musicalement est déjà, je crois, bourré d’émotions. Il me serait peut-être plus facile d’écrire pour quelqu’un d’autre. C’est certainement pour cela que bon nombre de rappeurs privilégient les instrumentations minimalistes. J’ai eu énormément de chance de collaborer avec des artistes tels que Frank Ocean ou Kendrick Lamar, d’excellents paroliers qui travaillent énormément. Kendrick Lamar a créé un nouveau chapitre dans l’expérience musicale afro-américaine. Il propose une poésie du concret très profonde et parvient à transformer des images en mots, et inversement. En travaillant avec eux, j’ai simplement exprimé ma nature et, à la différence de mes projets personnels, ils se permettaient d’éditer mon travail pour en tirer uniquement ce qu’ils cherchaient. En d’autres termes, je répondais simplement à une commande, je partageais de la matière première qu’ils consommaient. L’expérimentation musicale ne consiste pas simplement à tenter des choses ou à se satisfaire de ses erreurs mais demande énormément de discipline et de planification. Il faut plonger dans l’inconnu jusqu’à ne plus vraiment comprendre ce que l’on fait.
Lahai (2023) de Sampha, disponible le 20 octobre 2023.