8 sept 2023

Féminisme, écologie : comment Ana Mendieta a anticipé les enjeux de demain

Exposée tout l’été au MO.CO. à Montpellier, Ana Mendieta (1948-1985) a créé une œuvre visionnaire composée de films, photographies, performances et dessins célébrant la fusion de l’humain et la nature, dans la lignée des civilisations ancestrales. L’occasion de revenir sur sa série la plus célèbre, les Siluetas, qui préfigurera les grandes préoccupations de notre époque telles que le féminisme et l’écologie.

Ana Mendieta : la première Silueta d’Ana Mendieta, une œuvre fondatrice

 

À l’été 1973, Ana Mendieta a vingt-cinq ans et n’est encore qu’à l’orée de sa carrière. L’artiste cubaine, qui vit aux États-Unis depuis l’adolescence, se rend alors régulièrement au Mexique dont elle se passionne pour les cultures ancestrales. En parcourant le site archéologique de Yagul, dans l’État d’Oaxaca, elle croise un jour sur sa route une tombe mixtèque – civilisation précolombienne de la région – et décide de s’y photographier. Allongée nue sur la terre et entre les roches, l’artiste dissimule son corps sous des fleurs blanches qui paraissent y avoir poussé. L’image est aussi simple que marquante : dans ce corps immobile, dont on ne discerne ni le visage ni le buste, on croit voir un défunt exhumé de la terre, tandis que les grandes fleurs émergeant du parterre de mauvaises herbes annoncent l’espoir d’un nouveau cycle à venir.

 

L’artiste réalise ici sa première Silueta – (“silhouette”, en espagnol) –, titre qu’adoptera plus tard la riche série d’œuvres qui lui vaudra une notoriété internationale. Au fil d’une centaine de photographies et films réalisés pendant sept ans et dans de nombreuses localisations, son principe reste le même : Ana Mendieta (1948-1985) laisse dans la nature l’empreinte schématique d’une forme humaine qui disparaîtra après sa prise de vue. Un travail fondateur dont on saisit pleinement les enjeux dans l’exposition personnelle consacrée à l’artiste au MO.CO. à Montpellier. À travers une série de clichés, vidéos, mais aussi peintures et dessins jamais présentés, le corpus souligne toute la pertinence d’une œuvre déjà visionnaire à son époque, abordant déjà des thématiques aujourd’hui prégnantes comme la place du corps féminin dans la société et ses représentations, notre impact sur l’environnement et la célébration des civilisations ancestrales comme alternatives salutaires au monopole des cultures dominantes. Car de ses débuts à la fin des années 60 à sa disparition prématurée, l’artiste n’a cessé de défendre sa vision holistique d’un monde où l’humain et la nature ne font qu’un, inspirée par les populations autochtones des régions qu’elle a explorées.

La série des Siluetas, pierre angulaire de l’œuvre d’Ana Mendieta

 

Herbes hautes, terre aride, sols rocailleux et eaux sablonneuses… Du Mexique à l’Iowa, les environnements variés visités par Ana Mendieta lui inspirent ses différentes Siluetas. Dans la niche d’un vieux monastère mexicain, elle compose un jour une silhouette à base de branchages ; dans le sable d’une plage, elle creuse des figures bientôt remplies par l’eau de la mer et complètement effacées – et verse même dans certaines un pigment rouge, illustration du sang écarlate qui reviendra dans nombre de ses œuvres. Si elle utilise des végétaux, des cailloux ou simplement le poids de son corps pour marquer sa présence au sol, Ana Mendieta n’hésite pas à employer également l’image puissante et plus violente du feu pour embraser le paysage. Ainsi, dans le film Anima, Silueta De Cohetes (firework Piece) (1976), elle érige une structure en bois couverte de de feux d’artifice, qui laisseront la pièce se consumer dans un paysage nocturne. Trois ans plus tard, elle enflamme une poudre à canon sur un monticule de terre afin d’en laisser une trace noire – une performance réalisée dans un musée de Syracuse qui déclenchera d’ailleurs son alarme incendie. Le feu incarne ici la création comme la destruction, et renvoie inévitablement à la naissance de notre espèce.

 

Lors du vernissage de l’exposition d’Ana Mendieta en juin dernier, le MO.CO. a à nouveau convoqué le feu en recréant une performance de 1976. Quarante-sept bougies rituelles noires dessinaient au sol le contour du corps menu de l’artiste – d’après ses proportions réelles – avant d’être allumées par chacun des membres de l’équipe du musée. À l’instar de nombreux dessins, peintures et films exposés dans le musée montpelliérain, cette pièce le prouve : la série des Silueta est bien la pierre angulaire de l’œuvre de l’artiste, recoupant tous ses principes fondateurs. La fluidité et la métamorphose de son propre corps, d’une part, présente dès ses autoportraits du début des années 70 où la jeune femme colle son visage contre des parois de verre pour déformer ses traits, se photographie affublée d’une barbe brune ou se filme avec du sang coulant sur son front. La fusion mystique et presque divine du corps avec la nature, d’autre part, comme l’illustre le cliché Tree of Life (1976), où la jeune femme nue et couverte de terre se camoufle dans l’écorce d’un arbre telle une hamadryade. Mais également l’importance du paysage au point de l’inviter dans l’espace d’exposition : tout l’été, le public du MO.CO. a pu découvrir Untitled: Silueta Series (1978), première Silueta réalisée à l’intérieur d’un musée. Une salle entière accueillait alors un fragment de forêt recomposé, où apparaissait en son centre une souche à forme humaine. Très impliquée dans la préparation de l’exposition, la nièce de l’artiste Raquel Cecilia Mendieta a veillé au respect du protocole en recréant l’installation à base de pierres, terre, branches et arbres collectés dans la région environnante.

De Simone Leigh à Binta Diaw, l’héritage bien vivace d’Ana Mendieta

 

L’intérêt que suscite l’œuvre d’Ana Mendieta aujourd’hui n’est guère le fruit du hasard. Exposée ces dernières années de New York à Berlin, en passant par le Jeu de paume, sa pratique visionnaire abordait déjà il y a cinquante ans les grands sujets qui animent aujourd’hui notre époque, de l’écologie au féminisme, encore timides dans les pratiques de l’époque. Dès les années 70 aux États-Unis, l’artiste semblait répondre à ses contemporains de l’art minimal, dont son époux Carl Andre, et leurs œuvres anguleuses, solides et froides en matériaux industriels en utilisant des matériaux naturels et éphémères, mais aussi des formes douces et organiques. Des artistes du land art, mouvement largement dominé par les hommes, et leurs interventions directes sur la nature, la Cubaine se distinguait par l’intégration explicite de la figure humaine. Et à ceux qui verraient dans ses Siluetas des rapprochements avec les Anthropométries d’Yves Klein, où des femmes nues couvertes de peinture laissaient leur trace sur la toile, Ana Mendieta échappe là aussi aux assimilations : jamais pérennes, ses empreintes contrecarrent par leur simplicité graphique, intemporelle et universelle la vision d’un corps féminin fantasmé et érotisé par le male gaze, regard masculin qui domina l’histoire de l’art pendant des siècles.

 

Depuis sa fin tragique et controversée – due à sa chute mortelle de son appartement new-yorkais, dont son mari a été accusé puis acquitté –, l’héritage d’Ana Mendieta se lit dans les pratiques d’artistes des quatre coins du monde, de leurs intentions à leurs formes. À l’image de la Cubaine immigrée aux États-Unis, toute sa vie guidée par un intérêt profond pour ses origines, nombre de femmes cherchent à leur tour à s’écarter de l’autorité de l’art occidental pour célébrer leurs propres racines. L’Afro-Américaine Simone Leigh et la Sud-Africaine Mary Sibandé, par exemple, ces dernières sculptent toutes deux des femmes noires à l’aide de matériaux naturels – terre cuite, raphia, bois et textile – pour reconnecter leur corps à des civilisations et des rites séculaires, comme une manière de répondre par l’histoire à la domination contemporaine des cultures blanches. D’autres n’hésitent pas à inviter directement la nature dans l’espace d’exposition, telles que les jeunes artistes Bianca Bondi ou Binta Diaw : empreintes de mysticisme, leurs installations à base de sel, de terre et de plantes accueillent les traces discrètes d’une présence humaine, du lait maternel aux cheveux. Autant de manières poétiques de créer de nouvelles cosmogonies matriarcales, qui ramènent jusqu’aux déesses mères et aux Vénus représentées dès l’art rupestre. Sans surprise, Ana Mendieta leur a consacré plusieurs de ses œuvres : à l’image de ces dernières, gravées dans la roche, on ne peut qu’espérer voir l’artiste laisser à son tour son empreinte indélébile dans l’histoire.

 

Ana Mendieta, “Aux commencements”, jusqu’au 17 septembre 2023 au MO.CO., Montpellier.