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Qui est Betsy Johnson, l’artiste qui sculpte le son et l’image ?
Betsy Johnson navigue entre direction artistique, design et musique électronique, comme on traverse des décors. Nourrie par les scènes parallèles de Londres, Berlin et Paris, elle cultive un art du mix instinctif : une techno sensuelle pour tenir le sol, des échappées trance, et des éclats de pop culture britannique mis en boucle comme des souvenirs. Rencontre avec la directrice de création après sa performance à la soirée Numéro art x Paris Photo, à Lafayette Anticipations, à Paris.
propos recueillis par Alexis Thibault.

Betsy Johnson, DJ et direction de création à suivre
La directrice de création basée à Paris Betsy Johnson compose des atmosphères, à la fois par l’image et l’objet. Mais aussi par le vêtement, le son et l’espace. Née en 1996 à Grimsby, ville portuaire de l’est de l’Angleterre, elle s’impose aujourd’hui comme une artiste pluridisciplinaire dont le travail a cette manière très britannique de faire tenir ensemble l’âpreté et le style, la culture populaire et le raffinement visuel.
À ceux qui la qualifient de DJ, Betsy Johnson oppose une nuance, comme si la pratique du mix était plus juste, plus physique, plus ouverte. Chaque improvisation, maladroite ou brillante, est traversée par une même chose : ce moment où l’on sent que “ça prend”.
Forte d’un parcours de consultante internationale auprès de marques et d’artistes, elle cherche en fait à reconfigurer des identités visuelles au sein des industries créatives, moquant parfois les mécanismes de marchandisation contemporains et les codes en mutation de l’imagerie de la mode.

La musique-image de Betsy Johnson
Betsy Johnson a connu les nuits souterraines de Londres, celles vertigineuses de Berlin, et d’autres électriques à Paris. C’est dans ces scènes alternatives (mouvantes et hors réseau) qu’elle se fabrique. Car ce qui frappe, chez elle, c’est la façon dont elle traite la musique comme une image et l’image comme de la musique. Sa culture visuelle irrigue évidemment ses choix sonores. Elle cite volontiers Massive Attack, Gorillaz, Kasabian ou Snake Charmer. Mais aussi des extraits d’émissions de télévision britannique, entre le journal du soir et la télé-réalité.
Cette logique d’assemblage se déploie aussi dans ses objets éditoriaux. Avec REVISION (2025), l’artiste revendique une pratique du collage à l’échelle de sa vie récente. Il s’agit d’une compilation de travaux personnels réalisés au cours des six dernières années, depuis son départ du nord de l’Angleterre, mêlée à des notes retrouvées dans des carnets, des reliques de shooting, des projets restés en attente, et ses éditoriaux fétiches. Le résultat ? Un mash-up spontané.
Son travail part du quotidien, mais il glisse toujours vers autre chose : une zone plus fictionnelle, plus mentale, où l’on reconnaît la réalité tout en la voyant se déformer. En novembre 2025, elle performait à Paris lors de l’événement Numéro art x Paris Photo, à Lafayette Anticipations. Une scène à son image : à la croisée de l’art, de la mode et de la nuit. Rencontre.

L’interview de Betsy Johnson
Numéro : Votre enfance a-t-elle façonné votre pratique artistique ?
Betsy Johnson : Clairement ! Il y avait Depeche Mode sur la route des vacances au camping, Kate Bush sur le trajet du retour après l’école. Mes parents avaient des goûts très vastes, et la voiture était remplie de CD, de Scar à KISS, de Fleet Foxes à l’électro des années 1990. Ils passaient leur temps à organiser des fêtes, beaucoup de fêtes. Mon père mixait à sa manière, via des playlists ou un lecteur multi-disques qui lui permettait de passer d’un univers à l’autre. Alors, j’ai commencé à faire pareil lors de nos soirées, à détourner les Stone Roses avec mon album de Pink, ou à dégainer Slipknot pour mon frère, lorsqu’il insistait un peu trop.
Vous graviez aussi des CD-ROM ?
Oui, via Limewire, avec l’aide de mon oncle. C’était avant l’iPod et j’adorais ça ! J’ai toujours pensé en sons et en images simultanément. Dans n’importe quelle situation, j’ai des paroles, des textures, un rythme en tête, cette idée qu’il existe “le son juste” pour un moment donné. Je visualise d’ailleurs mes shootings avec une énergie sonore et inversement. Image et son forment un seul et même langage : le son donne une tension à l’image, à la pièce, au set, et peut autant influencer l’atmosphère qu’être influencé lui-même.

“Je ne fabrique pas des choses juste “pour faire des chosees” : je prends toujours position, même dans le détail. ” Betsy Johnson
Comment cette tension influence-t-elle votre manière de faire de la musique ?
Dans mes mix, on peut entendre un extrait du journal de la BBC se poser sur de l’afrobeat, ou un morceau de trance obscur, signé par un DJ allemand, se fondre ailleurs. Sur le papier, tout devrait s’entrechoquer… et pourtant, ça fonctionne. Rien n’est calculé. La musique est peut-être le seul endroit où je vois et j’entends, d’un seul coup, l’amplitude de mes expériences comme les personnes rencontrées ou les villes traversées. La mémoire est fragmentée, superposée, parfois contradictoire…
À quel moment vous êtes-vous sentie légitime, dans un milieu saturé d’images et de performances ?
Quand on a commencé à me demander : “Tu joues à quelle heure ?” Et quand je me suis surprise à ne faire que ça : jouer sous un pont la nuit, arriver au moment où mon set commence, repartir juste après. Il m’arrive de venir uniquement pour jouer. Je peux être assez ermite sinon.
Considérez-vous votre pratique musicale ou visuelle comme politique ?
Je pense que beaucoup de gens ont un dessein politique bien avant de se définir comme des “artistes”. Nos points de vue se forment dans l’expérience et les valeurs. Aujourd’hui, il m’est impossible de créer sans aucune perspective. Car l’opinion demeure une source d’inspiration. Je ne fabrique pas des choses juste “pour faire des choses” : je prends toujours position, même dans le détail.
Quelle est la ville dans laquelle on fait le mieux la fête ?
Berlin, entre 2017 et 2019, et Londres, entre 2018 et 2021. À cette époque, on organisait les soirées nous-mêmes, et tout était vivant. Il y avait des goûts musicaux très variés, et toujours au moins six changements de tenue par nuit. Berlin était une ville folle à l’époque où le Berghain était encore réellement “cool”. À Paris, La Toilette et Rorshar étaient très bien, mais aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de fête incontournable…
“J’ai fait beaucoup avec presque rien. Je ne crois pas à l’impossible. ” Betsy Johnson
Quelle est votre principale source d’anxiété aujourd’hui ?
Les ressources, mais je m’efforce de soigner cela. Quand on veut, on trouve. J’ai fait beaucoup avec presque rien. Je ne crois pas à l’impossible.
Comment les réseaux sociaux ont-ils transformé votre pratique ?
Instagram est arrivé quand j’étais adolescente. Je m’en suis servie pour vendre des vêtements upcyclés que je revendais sur Depop, puis l’outil a grandi au rythme de mes rôles et de mes projets. Pour la musique, je suis un peu archaïque : mon goût vient des raves, des fêtes en entrepôt que j’ai organisées, et de mon enfance. Je ne publie pas beaucoup sur ce versant-là. Je préfère que ce soit presque secret.