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Mickalene Thomas au Grand Palais en 3 œuvres qui défient l’histoire de l’art
À 54 ans, Mickalene Thomas fait partie des artistes américaines les plus influentes de la scène contemporaine. Après les Abattoirs de Toulouse cet été, la plus grande exposition monographique de la plasticienne s’installe jusqu’au 5 avril 2026 au Grand Palais, à Paris. L’occasion de revenir sur trois décennies d’une pratique hybride et politique en trois œuvres puissantes, qui n’ont cessé de jouer avec les canons de l’art occidental.
Par Camille Bois-Martin.

1. De muse à protagoniste : Déjeuner sur l’herbe
Inaugurée il y a quelques jours, l’exposition de Mickalene Thomas au Grand Palais a, à l’image de l’artiste, beaucoup voyagé. De The Broad à Los Angeles en passant par la Barnes Foundation de Philadelphie, la Hayward Gallery de Londres puis les Abattoirs de Toulouse, “All About Love” achève ainsi son parcours à Paris, inaugurant la plus grande proposition de l’artiste dans la capitale à ce jour. Une nouvelle itération qui fait particulièrement sens, puisque c’est dans la capitale française que l’Américaine puise, depuis ses débuts il y a près de trois décennies, nombre de ses inspirations. Notamment dans le travail d’artistes qui figurent aujourd’hui parmi les incontournables des musées parisiens…
En atteste la scène très familière que l’on croise dans la deuxième salle de l’exposition au Grand Palais : trois femmes assises dans un parc, les yeux dirigés vers le spectateur. L’agencement des modèles comme leur regard franc font évidemment référence au Déjeuner sur l’herbe de Manet (1863). Réalisée en 2010 dans le jardin de sculptures du MoMA, sur une commande du musée new-yorkais, puis exposée précédemment à Paris il y a trois ans en dialogue avec des œuvres de Manet au musée de l’Orangerie, cette imposante photographie rassemble les grands sujets qui traversent la pratique de Mickalene Thomas.
Quand Mickalene Thomas revisite l’histoire de l’art
Monumentale, la composition réinvente l’histoire de l’art et du portrait classique à travers le prisme de l’artiste, qui revendique une esthétique queer, s’écartant des diktats de la beauté occidentaux très majoritairement fondés sur l’apparence des femmes blanches. Citant des grands maîtres de l’histoire de l’art occidental, qui ont longtemps réduit le modèle noir à des représentations exotisantes voire racistes, la plasticienne remplace les deux hommes habillés et la femme dénudée – tous les trois blancs dans le tableau original – par trois femmes noires triomphantes. Leur peau brille et leurs vêtements aux couleurs vives puisent dans l’esthétique “super-fly” des années 70, liée à l’émancipation des Africains-Américains. Ici, la position des sujets est tout sauf lascive : elles se tiennent droites et fières, renversant leur statut de muse pour devenir des protagonistes à part entière.
Cette réinterprétation du Déjeuner sur l’herbe de Mickalene Thomas met en scène des personnalités qui entourent et inspirent l’artiste, comme en attestent les nombreuses œuvres présentées dans son exposition. Issues de son cercle intime – amies, famille, amantes –, ces femmes se trouvent souvent intégrées à des scènes domestiques, dans le sillage notamment des photographies de Carrie Mae Weems, qui influencent profondément le travail de l’artiste américaine.

2. L’art de l’autoportrait : Afrogodesss looking forward
Quelques mètres plus loin, on découvre une autre femme : cette fois-ci, il s’agit de Mickalene Thomas elle-même, quasi allongée, là aussi en train de fixer le spectateur. Ici toutefois, son regard est découpé et collé parmi un méli-mélo d’imprimés et de couleurs caractéristiques de des modèles esthétiques et des techniques avec lesquels elle s’est construite. Née en 1971 à Camden dans le New Jersey, dans une époque encore très secouée par les tensions raciales aux Etats-Unis, la jeune femme se forme au Pratt Institute de New York, puis à Yale, où elle découvre notamment les œuvres de l’artiste et activiste Faith Ringgold, dont on reconnaît largement l’influence des collages et des couleurs au sein de ses compositions.
Dans cette œuvre baptisée Afro Goddess Looking Forward, on retrouve le processus créatif atypique et caractéristique de Mickalene Thomas, où se croisent photographie, collage et peinture. La plupart du temps, ses œuvres commencent avec des clichés de décors fabriqués sur mesure dans son studio de Brooklyn. L’artiste enrichit ensuite ses compositions par des incrustations de détails à la peinture à l’huile ou à l’émail, de strass multicolores, et de morceaux d’images.
Une pratique du collage libre et engagée
Dans l’œuvre de l’Américaine, l’autoportrait occupe une place centrale. Ici, elle pose telle une odalisque, dans une posture qui rappelle l’Olympia de Manet (1863) – à moitié allongée, le bras posé sous son ventre et le regard rivé vers son spectateur. Contrairement au portrait de son homologue français, toutefois, la plasticienne américaine exclut tout décor bourgeois et éléments évoquant le contexte colonial au profit d’une superposition d’imprimés floraux en arrière-plan et sur sa robe. D’ailleurs, seul son regard est extrait d’une photographie.
En noir et blanc, il se détache du reste de la composition, calme et sévère. Il entre en dialogue avec l’histoire de l’art occidental auquel il emprunte la pose et renverse ainsi une tradition picturale masculine. La femme noire se retrouve au premier plan dans mais aussi derrière la peinture, devenant actrice et non plus seulement muse. À propos des figures féminines qui peuplent son exposition au Grand Palais, Mickalene Thomas écrit d’ailleurs : “Elles ont tout le pouvoir et le contrôle nécessaires pour exiger du spectateur qu’il les rencontre dans leur propre espace, plutôt que d’être exploitées ou scrutées.”

3. Le collage, entre strass et outil politique : Guernica
Outre les classiques de l’histoire de l’art occidental, le travail de Mickalene Thomas prend racine dans la culture populaire et actuelle, puisant autant dans le cinéma que dans la musique ou la télévision. Alors que le mouvement Black is Beautiful – contestant l’imposition des normes esthétiques blanches aux communautés noires – explose à la fin des années 80, le jeune esprit de la future artiste est marqué par la voix rauque de la reine du disco Eartha Kitt, par l’insolence de la mannequin Naomi Sims et par l’assurance des actrices Whoopi Goldberg et Diahann Carroll… Autant de figures que l’on croise depuis dans ses peintures et photographies, mais aussi dans ses vidéos, dont son exposition comporte plusieurs exemples.
Une, en particulier s’inscrit dans série Resist (2021), dont chaque image déploie un camaïeu de collages, entre clichés de manifestations et dessins fantasmagoriques. Dans l’avant-dernière salle de l’exposition, on découvre notamment un large tableau représentatif de son œuvre vidéo et intégré au sein de cette série Resist. Son titre et son format reprennent, à nouveau, une des plus célèbres peintures de l’art moderne : Guernica.
Entre mémoire collective et collage politique
Au sein de cette série et de cette composition, l’artiste concentre notre attention sur les luttes des personnes noires aux États-Unis, en particulier sur l’histoire de l’activisme en faveur des droits civiques des années 60 à aujourd’hui. Elle y superpose ainsi des images de manifestations, d’archives comme contemporaines (on y croise par exemple les slogans de Black Lives Matter), et trace des liens visuels entre chaque image, surplombée ou coupée par une forme dessinée au trait noir.
Pour Guernica, Mickalene Thomas conçoit cette peinture comme un mémorial aux personnes noires ayant succombé aux violences policières et carcérales aux États-Unis. Loin du strass et des couleurs qui animent les compositions des précédentes salles, cette œuvre fait du collage un outil politique, révélateur de la violence et de l’injustice subies par la communauté afro-américaine. Et fait également office de mémoire collective, politiquement engagée, et formellement libre… “Je définis mon travail comme un acte féministe et politique… Je suis noire, queer et femme”, rappelle l’artiste sur les murs de son exposition, comme un manifeste.
“Mickalene Thomas. All About Love”, exposition jusqu’au 5 avril 2026 au Grand Palais, Paris 8e.