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Rencontre avec Bryan Courtois, le directeur du FVTVR, le club qui croise les arts
Architecte de formation et directeur du club FVTVR à Paris, Bryan Courtois, 28 ans, redéfinit la nuit comme un espace de performance totale. Entre scène électronique pointue, identité queer assumée et héritage underground, il transforme le club en véritable centre culturel où se succèdent FKA twigs, Arca, Jeff Mills ou le collectif Matières Fécales.
propos recueillis par Alexis Thibault.

Bryan Courtois, directeur du club FVTVR et chasseur de performances
Le premier choc esthétique du directeur du club FVTVR à Paris Bryan Courtois remonte sans doute aux performances de Yann Marussich. En 2001, le danseur genevois présentait Bleu provisoire, improbable chorégraphie dans laquelle son corps laissait échapper des coulées de sang azurées. Comme si cette immobilité soudaine faisait de lui une surface de projection hallucinée. Quelques années plus tard, Bleu remix (2007) radicalise encore ses questionnements…
Étendu sur un transat métallique, enfermé dans une cage de verre suffocante, l’artiste sue à grosses gouttes. Il a ingéré une substance qui, sous l’effet de la transpiration, fait suinter chaque pore d’une couleur saturée. Une larme colorée affleure justement à la surface de sa peau. La scène est hypnotique, voire rituelle. Bryan Courtois, lui, y perçoit une évocation du club. Un espace clos où les corps muent sous les regards des autres…

Le fleuron de la scène électronique contemporaine à la soirée Numéro art x Paris Photo
Architecte de formation, Bryan Courtois a pourtant trouvé son véritable terrain d’expérimentation au sein d’un club. À 28 ans, il dirige (et incarne) le FVTVR, dans le 13e arrondissement de Paris, où il s’attache à faire dialoguer architecture, mode, art et musique. À quoi ressemble une nuit idéale ? Peut-être à ce lieu à l’esthétique brute, niché au cœur de la Cité de la Mode et du Design, inauguré en juin 2023 sous l’impulsion des directeurs artistiques Arthur Cohen et Emmanuel Gunther, ainsi que des studios Matière Noire et Hypnos.
À quoi tient la fête ? À un espace de performance, de communauté, de circulation entre les disciplines. Un décor habité. Le cadre d’un tableau de maître qu’il faut remplir de présences, au risque de le voir s’effacer à jamais. À l’occasion de la soirée Numéro art x Paris Photo, Numéro l’avait invité à composer une sélection de DJ fidèles à ce qu’il défend chaque week-end : Betsy Johnson, Dustin Muchuvitz et Jeune Pouce. Rencontre.
L’interview de Bryan Courtois
Numéro : Vous semblez très attaché à la notion de performance. Est-ce votre mantra au sein du FVTVR, le club que vous dirigez ?
Bryan Courtois : Lorsque l’on invite FKA twigs, Arca ou le collectif Matières Fécales, on ne programme pas “juste” un DJ set. On fait entrer dans le club des artistes qui, ailleurs, donneraient des concerts ou présenteraient des performances. Avec eux, on imagine une expérience totale : présence scénique, vocabulaire visuel, scénographie. Des propositions performatives qui reconfigurent le rôle du corps, de l’image et du rituel. À mes yeux, cela place FVTVR à la fois comme espace culturel et comme lieu nocturne. Ce n’est ni une galerie immaculée où l’on chuchote, ni un simple endroit de consommation. C’est un lieu où l’on vient voir, écouter, ressentir, se rencontrer et, surtout, créer.

“Les réseaux sociaux ne remplaceront jamais la puissance d’une rencontre en club.” Bryan Courtois
Quelle serait alors votre définition de la performance au sein d’un établissement comme le vôtre ?
Un acte porté par une intention claire. Pas seulement une succession de gestes spectaculaires, mais une action pensée, où chaque moment possède une véritable nécessité. Saisir une simple tasse, par exemple, peut devenir un geste performatif si l’action est chargée de signification, de contexte, de tension. À l’inverse, certaines performances accumulent les actions, mais restent trop pauvres en sens. Au FVTVR, nous tentons de programmer des artistes dont la présence sur scène est traversée par cette intention. Qu’il s’agisse d’un DJ set, d’un live ou d’une forme plus conceptuelle, l’enjeu est qu’il se produise quelque chose de fort entre le corps, la musique, l’espace et le regard du public.
Que voulez-vous dire par là ?
Un lieu où l’on se confronte à des visions artistiques, où l’on partage des références, des obsessions, des récits. Un trop grand nombre d’établissements ont privilégié le business au détriment de l’identité. Les réseaux sociaux ne remplaceront jamais la puissance d’une rencontre dans un club, ni la possibilité qu’un projet naisse littéralement sur un dancefloor. Le fait d’avoir quelqu’un qui incarne le lieu, porte une vision claire et crée des liens entre musique, mode, art et scène queer peut parler à une génération hyper connectée, mais en manque d’expériences physiques fortes.

Comment parvenez-vous à conjuguer la présence de grands noms et une certaine légitimité “underground”?
La notion d’underground est devenue assez floue. Est-ce que Jeff Mills ou Ricardo Villalobos sont vraiment des artistes “commerciaux”, au sens où peut l’être une tête d’affiche d’un festival EDM géant ? Je ne le pense pas. Ce sont des figures majeures, mais dans un cadre qui reste exigeant, pointu. Même Arca occupe aujourd’hui une place centrale, sans pour autant être un nom évident pour le grand public français. Nous travaillons précisément sur cette ligne de crête : convier des artistes internationaux, parfois iconiques, mais ancrés dans des scènes spécifiques. C’est ainsi que le club parvient à rayonner au-delà de Paris tout en conservant une identité affirmée.
Et quelle vision de la création contemporaine, défendez-vous ?
FVTVR s’inscrit dans plusieurs temps forts de l’année – Art Basel, la Fashion Week, ces moments où Paris attire des artistes internationaux. Nos propositions résonnent donc avec ces événements, afin que le club devienne un point de convergence évident. J’aime penser FVTVR comme un laboratoire : un lieu où artistes, designers, performeurs et DJs se croisent, échangent, et décident peut-être de collaborer après s’être rencontrés chez nous. Pour moi, l’enjeu central reste de formuler une ligne claire. Un club qui tient dans la durée est un lieu qui sait où il va et pourquoi il choisit cette trajectoire.
“J’aime penser FVTVR comme un laboratoire : un lieu où artistes, designers, performeurs et DJs se croisent et échangent.” Bryan Courtois
Le club se présente-t-il régulièrement comme un espace queer ?
Il ne s’agit pas d’un club exclusivement queer. L’enjeu, c’est la mixité, la circulation entre différents publics et communautés. C’est ce frottement qui produit de la force, de la complexité, du sens. Mais je veille à ce qu’une part importante de l’équipe soit queer : ma physio, les personnes aux vestiaires, plusieurs barmans… Je le suis moi-même, il me paraît donc essentiel de créer un environnement où ces identités sont visibles, respectées, prises au sérieux.
Une partie de la génération Z reconnaît une forme d’aversion pour les clubs, perçus comme trop chers ou déconnectés de leurs usages. Souhaitez-vous reconquérir ce public ?
Ce détachement est tout à fait compréhensible. Pour autant, je suis très heureux que notre clientèle tourne autour de la trentaine, voire soit un peu plus âgée. Ces personnes savent très bien ce qu’elles viennent chercher. Je crois qu’il faut absolument réaffirmer le club comme espace de communauté.
“Pour bien tenir un club, il faut être solide : pas seulement socialement ou artistiquement, mais psychiquement.” Bryan Courtois
Comment tient-on sur la longueur sans se perdre dans un milieu aussi intense que celui de la nuit ?
Je suis arrivé dans le monde de la nuit pour financer mes études d’architecture. Je collaborais alors avec plusieurs soirées marquantes, des fêtes queer ou des collectifs comme Possession, qui m’ont permis de comprendre l’écosystème de l’intérieur. L’équipe m’a offert la direction du club et j’ai saisi cette opportunité sans hésiter. Je reste une figure stable. J’ai une routine sportive, une hygiène de vie qui me permet de garder la tête claire, de ne pas déborder. C’est un environnement dans lequel beaucoup de gens s’épuisent ou dérapent, car il est, par nature, propice à certaines dérives. Pour bien tenir un club, il faut être solide : pas seulement socialement ou artistiquement, mais psychiquement.
Parmi les innombrables sets que vous avez programmés, lequel vous a particulièrement marqué ?
Le dernier LOST, avec Rene Wise, m’a profondément marqué. Il a joué pendant sept heures, c’était exceptionnel. Tout le club vibrait, une énergie très singulière traversait la salle, avec un public venu réellement pour la musique. C’est ce type de nuit qui me rappelle pourquoi je fais ce métier. Je pourrais évoquer aussi Richie Hawtin, dont les sets sont réputés pour être particulièrement… intenses, y compris en termes de volume (rires).
FVTVR, 34 quai d’Austerlitz, Paris 13e. Découvrez l’intégralité de la programmation.