Art

20 oct 2025

Gerhard Richter à la Fondation Louis Vuitton : une rétrospective historique

Après David Hockney, la Fondation Louis Vuitton célèbre jusqu’au mois de mars un autre peintre parmi les plus renommés de notre époque : Gerhard Richter. Entre la reproduction sur toile de ses photographies, sa maîtrise du flou ou son exploration de l’abstraction sous de nombreuses formes, l’artiste allemand n’a cessé de défier les codes de la peinture. En atteste cette rétrospective historique et colossale, riche de près de 300 œuvres.

  • Par Matthieu Jacquet.

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    Gerhard Richter, une rétrospective historique à la Fondation Louis Vuitton

    Que n’a pas peint Gerhard Richter ? La question s’invite rapidement dans les esprits à mesure que l’on découvre la colossale exposition de l’artiste à la Fondation Louis Vuitton, inaugurée il y a quelques jours. Portraits intimistes ou reproductions de clichés historiques, paysages mélancoliques, natures mortes, monochromes, compositions abstraites, mosaïques d’aplats colorés, et même photographies peintes à la laque… En six décennies de carrière, le virtuose originaire de Dresde, qui a arrêté de peindre en 2017, n’a cessé de repousser les limites d’un médium que l’on pensait voir, au milieu du 20e siècle, épuiser toutes ses ressources.

    Aujourd’hui considéré comme l’une des plus grandes figures de l’art contemporain, l’Allemand âgé de 93 ans arrive dans l’institution parisienne avec une rétrospective historique et maximaliste dont le parcours chronologique se déploie sur quatre étages et une dizaine de galeries, à travers une scénographie bien plus sobre que l’exposition de son prédécesseur, David Hockney, dans ces mêmes locaux, qui réunit non moins de 275 œuvres.

    Un peintre romantique avant tout

    De cet impressionnant corpus, un premier constat se dégage : Gerhard Richter est avant tout un peintre romantique. Mû par une inlassable quête de beauté, celui qui fut d’abord formé comme peintre décorateur avant d’être admis aux Beaux-Arts de Dresde semble nous dire dès le début des années 1960, à l’heure où l’art moderne cède définitivement la place à l’art contemporain, combien les grands thèmes picturaux du siècle précédent restent encore pertinents. En attestent ses vues d’horizons ou d’une nature dépeuplée, éblouis par des ciels clairs aux couleurs pâles ou bien parsemés de nuages, dont émane une irrépressible mélancolie.

    On y ressent l’influence d’un Caspar David Friedrich, voire parfois d’un Turner, où l’image du voyageur seul face au paysage se confond avec celle du peintre seul devant sa toile. Hirsch (1963), représentant un cerf dans les bois, est sans doute l’une des œuvres plus romantiques de l’exposition : l’animal fugace, dépeint en nuances de gris, y semble perdu – voire emprisonné – dans les méandres des arbres dont seuls les contours ont été précisément dessinés. Manière de nous dire que la nature, si fascinante soit-elle, peut aussi rendre captif l’artiste qui s’y aventure.

    La maîtrise du flou comme geste pictural essentiel

    C’est à cette même période que Gerhard Richter s’érige en grand maître du flou, devenu l’une des techniques qui rend ses œuvres reconnaissables entre mille. Une signature qui émerge avec sa fameuse série des “photos peintures”, réalisées d’après son Atlas de photographies, coupures de journaux et de magazine qu’il collectionne assidûment avant d’en reproduire certaines sur la toile… tout en maîtrisant au pinceau cet effet qui brouille les traits et dilue les formes, pour rendre leurs contours plus imprécis.

    “Ce flou apparent est en rapport avec une certaine incapacité, expliquait l’artiste en 1972. Comme je ne peux rien dire de plus précis sur la réalité, je préfère parler de mon rapport avec elle, ce qui renvoie au flou et à l’incertitude, à l’éphémère, au fragmentaire et ainsi de suite, bien que cela n’explique pas les œuvres, mais, au mieux, la raison de peindre.” Faisant montre d’humilité par rapport au médium photographique, dont la démocratisation interroge à l’époque l’avenir de la peinture figurative, Richter vient, par le flou, envelopper de douceur et de mystère ses sujets, des plus triviaux aux plus tragiques : objets domestiques – bougie, chaise, rouleau de papier-toilette –, portraits de sa famille, de sa fille et de ses compagnes, vues des architectures urbaines de villes allemandes ou de montagnes… Mais aussi photos d’avions bombardant sa ville natale et images d’anonymes trouvées dans les rubriques faits divers, comme les portraits de huit infirmières assassinées par un tueur en série (1966), ou de détenus morts par suicide dans la prison de Stammheim (1988).

    À travers son pinceau, son utilisation du flou et sa palette de nuances de gris, Richter lisse les traits et adoucit les visages, comme le fait la mémoire, mais transforme aussi les cadavres en présences spectrales parfois inquiétantes. Jusqu’à son portrait de Mao Zedong (1970) dont le visage, à peine reconnaissable par ses traits indéfinis, semble aux antipodes de l’image de propagande qu’on lui associait habituellement. Deux ans plus tard, outre-Atlantique, le père du pop art Andy Warhol empruntera le chemin inverse et accentuera l’aspect “iconique” de cette même figure politique à travers ses fameuses sérigraphies déclinant son portrait.

    Une exposition riche en chefs-d’œuvre

    Rappelons-le, outre son œuvre prolifique et iconoclaste, Gerhard Richter est aussi à ce jour l’un des artistes vivants les plus chers au monde, avec un record fixé à 43,6 millions de dollars, depuis 2015, pour l’une de ses peintures abstraites des années 80. Habituée à consacrer des monographies aux grandes stars du marché – Basquiat, Hockney, Rothko… –, la Fondation Louis Vuitton fait à nouveau le tour de force de réunir certains des plus grands chefs-d’œuvre de l’Allemand grâce à des dizaines de prêts prestigieux.

    Au fil du parcours, on croise ainsi sa célèbre réinterprétation du Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp (Ema [Akt auf einer Treppe], 1966), sa série des 48 portraits d’hommes illustres incluant Gustav Malher, Albert Einstein et Oscar Wilde, réalisée pour le pavillon allemand de la Biennale de Venise en 1972, ses Abstrakte Bilder (“peintures abstraites”) tels que Lilak (1982) et Faust (1980), reconnaissables à leurs couleurs hurlantes et leurs lignes virevoltantes, ou encore la série Birkenau (2014), quatre grandes toiles peintes d’après des photographies prises par des déportés du camp de concentration éponyme, montrées ici en France pour la première fois.

    Mais c’est sans doute dans sa puissante série de l’Annonciation d’après Titien (1973) que se décompose le plus distinctement la progression de Richter vers une peinture plus libre, et plus sensorielle. À partir d’une carte postale du tableau, l’artiste réalise cinq toiles reproduisant la scène, de moins en moins nette, jusqu’à atteindre l’abstraction la plus absolue, où l’ange Gabriel et la Vierge ne forment plus que des taches pourpres dans un ensemble brumeux. Trois ans plus tard, Richter réalisera son premier grand tableau abstrait et entamera officiellement ce long chapitre de sa peinture, qu’il poursuivra pendant des décennies.

    L’abstraction, une étape artistique majeure

    Avec l’abstraction, Gerhard Richter laisse jaillir encore davantage sa créativité. Là où ses photo-peintures se font, selon lui, l’expression de son “désir”, les œuvres abstraites montrent plutôt “sa réalité” à l’aide d’un large éventail de techniques dont rend compte cette rétrospective. De toile en toile, la peinture à l’huile est appliquée au pinceau, à la brosse, au racloir ou au couteau, laissant plus ou moins de matière apparente sur la surface. Jusqu’à jouer avec la perception du spectateur : ainsi sur Strich auf Rot (1980), mesurant non moins de 20 mètres de long, la ligne jaune horizontale éclaboussant le fond rouge a été d’abord peinte sur un petit format, que l’artiste a photographié puis rétroprojeté sur plusieurs panneaux alignés afin d’y reproduire minutieusement le motif visuel, sans l’encombrer de la texture ni du relief de la peinture accumulée.

    Pour ses larges tableaux nuanciers, composés de dizaines de rectangles colorés, l’artiste peint cette fois-ci à l’émail en vue de leur donner un fini brillant. À partir de 2011, il réalise de larges impressions numériques, les Strips, où les couleurs de certaines anciennes toiles sont scannées puis transformées en lignes horizontales très nettes, afin de créer une saisissante vibration visuelle.

    Un prodigieux faiseur d’images

    “Très peu d’artistes ont produit une œuvre qui interroge le langage de la peinture avec une telle constance, et sur une si longue période”, soulignent les commissaires Dieter Schwarz et Nicholas Serota, dans un entretien publié par la Fondation Louis Vuitton. Si l’envergure de l’exposition et les œuvres les plus imposantes risquent malheureusement de détourner le visiteur des dizaines de petits formats qui jalonnent le parcours, il convient de prendre le temps de les apprécier pour saisir la démarche de Richter dans toute sa globalité.

    Les dessins au graphite sur papier, où l’artiste parvient à démontrer en quelques traits et dans des rectangles de quelques centimètres son grand sens de la composition ; les aquarelles, où l’on apprécie encore davantage son talent de coloriste ; ou encore les photographies, où des vues de forêts (Grauwald) et de paysages enneigés de la vallée de l’Engadine disparaissent derrière des taches de laque noire ou blanche, comme un ultime pied-de-nez aux codes de la représentation. Des œuvres plus modestes mais non moins remarquables qui prouvent que l’artiste, bien qu’ayant remisé ses pinceaux et ses châssis il y a huit ans, reste – comme il le dit lui-même – un prodigieux “faiseur d’images”.

    Gerhard Richter, exposition jusqu’au 2 mars 2026 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.