3 déc 2025

Eva Yelmani, la révélation du très beau nouveau film de Romane Bohringer

Après avoir fait sensation sur le podium du défilé Miu Miu printemps-été 2026, la jeune actrice Eva Yelmani est à l’affiche du nouveau film de Romane Bohringer, Dites-lui que je l’aime. Elle y incarne Dominique Laffin, authentique comédienne des années 80 à la vie tourmentée décédée prématurément. Un rôle émouvant qui révèle le grand talent de sa charismatique interprète. Rencontre.

  • par Olivier Joyard

    portraits par P.A Hüe de Fontenay.

  • Publié le 6 octobre 2025. Modifié le 3 décembre 2025.

    Eva Yelmani, star du film Dites-lui que je l’aime

    Elle parle d’une voix basse, par moments presque inaudible, semble rescapée d’une autre époque avec ses cheveux en pétard, son look noir et blanc intégral. Elle pourrait venir des années 80, en version post-punk. C’est pourtant 2025 qu’incarne pleinement Eva Yelmani, née deux ans après le début du siècle et nouvelle venue dans la galaxie du cinéma français. Ce mercredi 3 décembre 2025, on la découvre dans Dites-lui que je l’aime, le film de Romane Bohringer, inspiré du récit de Clémentine Autain sur sa mère, l’actrice Dominique Laffin. Eva Yelmani joue la version jeune du personnage, une mère paumée aux prises avec l’alcool. 

    Lors d’une scène clé, l’héroïne sort de ses gonds dans un restaurant et entre en crise devant sa propre fille. Un moment d’agitation extrême qui dévoile toutes les qualités de la jeune comédienne, rouennaise d’origine, aperçue une seule fois sur grand écran (dans Sur un fil de Reda Kateb). “Cette scène était difficile, mais en même temps thérapeutique, raconte Eva Yelmani. Je crois que jouer peut aider à aller mieux. Ça m’éclate.” La jeune actrice semble avoir capté toute la fragilité de son modèle, une femme décédée à l’âge de 33 ans après une carrière éphémère (La femme qui pleure de Jacques Doillon, notamment). “Par certains aspects, je me suis beaucoup identifiée à Dominique Laffin, à sa manière de garder beaucoup de choses en elle. Parfois, tu vrilles, tu commets des erreurs.” 

    Une actrice à suivre repérée par Reda Kateb et Romane Bohringer

    Pour préparer ce rôle de jeune adulte perdue, Eva Yelmani s’est imprégnée du livre de Clémentine Autain, mais aussi des films et des interviews de Dominique Laffin. Une période d’expérimentation rendue possible par l’irruption surprenante de Romane Bohringer dans sa vie, un soir à Paris. Fin 2023, la fille de Richard Bohringer joue à Montmartre, au théâtre de l’Atelier, et tombe par hasard sur Eva Yelmani qui rejoint des amis. Elles ne se connaissent pas. “Elle m’a fixée, c’était fou. Je l’ai recroisée une dizaine de jours plus tard, et c’est là qu’elle m’a invitée à boire un café. Romane m’a raconté Dites-lui que je l’aime et m’a proposé de jouer dedans. J’avais vu et adoré Les Nuits fauves [film de Cyril Collard de 1992, pour lequel Romane Bohringer a obtenu le César du meilleur espoir féminin].” 

    Dans Dites-lui que je l’aime, Eva Yelmani interprète un autre personnage (en plus de celui de Dominique Laffin), inspiré cette fois de la propre mère de Romane Bohringer, Marguerite Bourry, qui a quitté le foyer familial alors que celle-ci avait quelques mois, avant de mourir elle aussi durant sa trentaine. C’est dire à quel point elle fait partie de ces êtres sur lesquels certains projettent leurs histoires et leur vie. Quand ce film surgit presque de nulle part, Eva Yelmani est en quête, depuis plusieurs années, d’une carrière dans le cinéma, très fortement désirée mais encore fragile.

    Dans ma famille, il n’y avait pas d’artiste. Mon père est d’origine kabyle et travaille dans le bâtiment, ma mère est éducatrice sociale.” La jeune femme se construit seule en décidant de voler de ses propres ailes, à un âge ou d’autres tutoient encore l’enfance. “Je suis partie de Rouen à l’âge de 16 ans, pour arriver à Paris un peu les mains dans les poches. L’école n’a jamais été mon truc et je voulais vraiment faire du cinéma. Je me suis déscolarisée et j’ai commencé à passer des castings.” 

    Dès que j’ai eu 18 ans, j’ai énormément voyagé. En Tanzanie, au Brésil, je me suis mise dans des situations pas possibles.” Eva Yelmani

    Elle se fait d’abord connaître en tant que mannequin, mais passe le plus clair de son temps à vivre sa passion naissante pour le cinéma en regardant des films en pagaille, comme aimantée par l’écran. Sa première passion est pour Série noire (1979), le film d’Alain Corneau avec Patrick Dewaere, devenu un modèle admiré. Elle aime aussi Marie Trintignant et sait ce qu’elle ne veut pas jouer la jeune première. 

    Dans le film de Romane, je ne suis pas forcément mise en valeur. Il ne s’agit pas d’être trash, mais de partir d’une réalité humaine. J’ai toujours été passionnée de films un peu barrés, comme ceux avec Gena Rowlands, une pionnière qui cassait les codes et les stéréotypes de la belle femme. Une femme sous influence de John Cassavetes montrait autre chose qu’un personnage unidimensionnel.” 

    Même si elle reste encore très jeune, Eva Yelmani a sans doute grandi plus vite que d’autres. Elle le dit elle-même, persuadée que cette carrière qui s’enclenche enfin, elle la doit à une personnalité forgée en vivant de façon indépendante et en prenant des risques. “J’avais la bougeotte. Dès que j’ai eu 18 ans, j’ai énormément voyagé. En Tanzanie, au Brésil, je me suis mise dans des situations pas possibles. J’avais besoin de vivre des trucs, mais le cinéma ne m’a jamais quittée.” 

    Aujourd’hui, la vingtenaire ne se projette pas ailleurs que sur grand écran. En cette fin d’année, elle tient le rôle principal du premier long-métrage de Kahina Le Querrec, “encore une histoire autour de la recherche de la mère”, explique l’intéressée quelques semaines avant le tournage. “Un film triste et intense comme je les aime”, ajoute celle qui avoue un penchant pour un certain cinéma anglais, celui de Ken Loach, de Mike Leigh ou encore de Michael Powell et Emeric Pressburger, réalisateurs des Chaussons rouges (1948). 

    Je crois que j’aurais préféré arriver dans les années 80 ou 90.” Eva Yelmani

    J’ai en moi cette image d’un cinéma aventureux que j’ai envie de faire, mais qui n’existe plus vraiment aujourd’hui, si je veux être honnête. Je crois que j’aurais préféré arriver dans les années 80 ou 90. [Rires.] Parmi les cinéastes qui me font envie, il y a Gaspar Noé. Irréversible a été un choc, mais surtout Seul contre tous. J’aime aussi beaucoup Jim Jarmusch et le réalisateur de Hunger, Steve McQueen.” 

    C’est peut-être par son art du décalage naturel qu’Eva Yelmani incarne le mieux l’époque. Même si elle vit “un peu dans le passé”, y compris en ce qui concerne son autre passion vitale, la musique. Elle adule par exemple Lawrence de Felt, Mark E. Smith de The Fall et Alex Chilton de Big Star, les groupes Happy Mondays et Public Image Limited… “La plupart de ceux que j’aime écouter sont morts”, ironise-t-elle. En couple avec le chanteur Albert Cocker (fils de Jarvis Cocker, du groupe Pulp), elle vit à Londres parmi 5000 vinyles, dont certains utilisés dans le cadre de son activité de DJ.

    Je ne passe que du rock’n’roll. Mes amis me demandent souvent dans quel monde je vis.” La première fois qu’elle s’est mise aux platines, c’était avec Alan McGee, légendaire fondateur de Creation Records, et Carl Barât, co-leader des Libertines. Parmi les autres passions de la jeune femme, en droite ligne de son esprit rock, on trouve une certaine idée de la mode, épurée et radicale. “Je n’arrive pas à porter de la couleur”, lance-t-elle. Eva Yelmani est cool par nature. À la fois timide et charismatique. Une anti-influenceuse qui vit très bien dans l’ombre, pour mieux apparaître au moment décisif. 

    Dites-lui que je l’aime (2025) de Romane Bohringer, avec Eva Yelmani, actuellement au cinéma.


    Photographe : Pa Hue De Fontenay. Coiffure : Sam Elliot avec les produits Label.M chez Toni&Guy. Maquillage : Lamia Bernad avec les produits Holidermie et Make Up For Ever. Assistant photographe : Bastian Knapp. Assistant réalisation : Thibaud Romain. Production : Open Space Paris.