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Rencontre avec Peter Fischli, l’artiste qui décortique notre société à Luma Arles
Tel un anthropologue, Peter Fischli dresse un état des lieux de notre monde, dans lequel la notion de réel semble se dissoudre dans la multiplication des images et leur mise en scène permanente. Des thèmes qui jalonnent son exposition “People Planet Profit” à la Fondation Luma, jusqu’au 11 janvier 2025.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.

À Luma Arles, Peter Fischli présente sa première exposition en France
“People Planet Profit” est le titre, inspiré du concept entrepreneurial de “triple performance”, de la première exposition monographique de Peter Fischli (né en 1952) en France. Artiste au discours à la fois critique et humoristique sur l’état du monde sur un mode mineur, il ne cesse de questionner et de déconstruire nos acquis.
Cette exposition radicale interroge les images qui nous entourent, celles que nous produisons et les diverses réalités qu’elles engendrent. C’est souvent à travers la banalité et l’ordinaire qu’il propose une observation plutôt qu’une interprétation car, comme il se plaît à le répéter : “Je me sens parfois comme un artiste qui prétend être un touriste, parfois comme un touriste qui prétend être un artiste, je capture des images d’espaces publics qui apparaissent ensuite en grilles sur mon téléphone.”
“Je me sens parfois comme un artiste qui prétend être un touriste, parfois comme un touriste qui prétend être un artiste.” – Peter Fischli
En plus des quatre grands groupes d’œuvres qu’il a réunis à la Fondation Luma, il présente deux courtes vidéos : la première (Work, Summer, 2018) est une sorte de ready-made historique de publicités saturées de couleurs associées à la marque de caméra GoPro, mettant en scène, dans un mouvement perpétuel, une jeunesse avide de sport et de nature. L’autre vidéo (Cinema, 2024) a été filmée en noir et blanc avec son téléphone portable et explore, au ralenti, les déplacements des citadins dans les métros des grandes villes au son d’une musique de spa.
Pour Fischli, la société capitaliste contemporaine ne vend plus seulement des biens de consommation mais surtout de l’émotion. À la façon d’un anthropologue, l’artiste nous propose un état des lieux précis du monde culturel et commercial d’aujourd’hui. Nous l’avons rencontré lors du vernissage de son exposition.

Rencontre avec l’artiste Peter Fischli
Numéro : Comment est née cette exposition ?
Peter Fischli : Quand la Fondation Luma m’a contacté il y a un an, j’étais en train de préparer une exposition en Chine, pour le musée By Art Matters. Comme ils m’ont invité assez tardivement pour un projet de cette ampleur, j’ai pensé que je pourrais juste déplacer l’exposition de Hangzhou à Arles. Mais quand j’ai visité l’espace, j’ai compris que cela ne fonctionnerait pas. L’architecture étant très différente, j’ai décidé de produire de nouvelles œuvres.
Pourtant, ce sol en damier constitué de photographies noir et blanc de cappuccinos ou de rues, vous l’aviez déjà montré auparavant !
Oui, j’ai montré des versions de ce Vertigo Vinyl Floor Pattern de façon immersive dans des galeries comme Reena Spaulings ou Buchholz mais avec des motifs différents. J’ai ajouté de nouvelles images, certaines prises dans la région. D’ailleurs connaître leur origine n’a pas d’intérêt puisqu’elles pourraient avoir été prises dans n’importe quelle ville, tout est uniformisé aujourd’hui, ou disons synchronisé. Nous transformons sans cesse nos vies en fichiers. Et ces fichiers, ou ces images, ajoutent de la valeur à notre persona parce qu’on les partage en permanence sur les réseaux sociaux.
La ville moderne, espace universel et uniformisé
On avait également déjà vu des sculptures de la série Signal…
Oui, j’ai effectivement montré certaines Signal Sculptures en Chine. Pour l’exposition à Luma, je les ai modifiées en réduisant leur hauteur, en fonction du plafond, et je me suis orienté vers quelque chose de plus proche de la figure humaine. Ces sculptures sont plus grandes que nous, mais on peut s’identifier à elles.
Elles ressemblent à des feux de signalisation ?
C’est vrai, mais moi je les ai appelées Signal Sculptures, et même avant cela, je parlais de “sculptures cinétiques” justement pour m’éloigner de cet aspect figuratif du mobilier urbain. Ce qui m’intéressait, c’est cette idée de l’entre-deux, entre lumière et mouvement. Pour éviter la comparaison avec les feux de signalisation, j’ai supprimé les couleurs pour ne laisser que du jaune et du blanc, qui clignotent aléatoirement. Le rouge et le vert assignent une signification précise, c’est le message le plus simple et le plus universel : s’arrêter ou avancer dans la rue.
Mais je souhaite plutôt parler de la lumière et de la manière dont elle s’adresse à nous, même si c’est difficile à décoder. C’est comme un langage, mais un langage brouillé. Ces sculptures nous pointent du doigt, elles nous éblouissent. D’habitude, dans une œuvre d’art, la lumière est projetée sur la sculpture. Ici, la lumière est projetée sur le spectateur. Et comme ces sculptures sont très lumineuses, elles disparaissent presque quand on les regarde. En allemand, on pourrait dire que ce sont des Blindenwerke [des œuvres aveuglantes].

“Aujourd’hui, puisque nous ne savons plus vraiment ce qu’est la réalité, l’idée de simulacre est dépassée.”
– Peter Fischli.
Vous avez produit cette nouvelle série d’images qui relie le rez-de-chaussée au premier étage de l’espace des Forges. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit de l’installation “les trains sans rails” [“trackless trains”]. J’ai commencé à photographier de ces petits trains que l’on trouve souvent dans les lieux touristiques. À Arles, par exemple, il y a un train sans rails qui fait le tour de la ville. Celui que j’ai photographié se trouve en Chine. J’adore leur nom : trains sans rails. En plus, nous nous trouvons dans les ateliers d’un ancien site industriel de construction et de réparation de locomotives. Ce sont comme des costumes de train, ce ne sont pas vraiment des trains, ce sont des voitures en fait.
J’étais fasciné par la façon dont ils transforment le monde en simulacre, comme on disait dans les années 90. Quand on est assis dedans, tout ce qui nous entoure devient une sorte de décor, une mise en scène à la Disneyland. Mais aujourd’hui, puisque nous ne savons plus vraiment ce qu’est la réalité, l’idée de simulacre est dépassée. Avant, on partait du principe qu’il y avait une réalité, et un simulacre de cette réalité. Mais maintenant que la réalité elle-même est devenue floue et incertaine, tout a changé. Quand je dis que la réalité est devenue floue, je parle bien sûr des images, mais aussi de l’information, de tout en fait.
Dans la grande salle de l’exposition, il y a également une installation faite de centaines d’images de couvertures de livres très colorées. De quoi s’agit-il ?
Cette pièce donne son titre à l’exposition : “People, Planet, Profit”. Je l’ai commencée il y a trois ans. Tous les livres qui la composent parlent de l’être humain et du travail, de l’être humain et de l’argent, principalement. Ce sont des livres qui expliquent comment devenir une personne fonctionnelle et comment gagner de l’argent. Mais aussi comment être performant au travail. Je les ai regroupés par thématiques. Certains parlent du sommeil, mais du sommeil afin d’être plus productif, pas du sommeil pour trouver la paix intérieure ou quoi que ce soit. C’est “le sommeil, ton chemin vers le succès”. Tout tourne autour de l’efficacité, mais être efficace dans le sens de gagner de l’argent. Il y a aussi “l’art de gagner de l’argent en dormant”, “comment ne jamais être fatigué”, “ce que font les gens les plus performants avant le petit déjeuner”, “dormir au travail”, “survivre”, etc.

L’observation d’une société transformée par le capitalisme
Comment l’ensemble est-il organisé ?
Chaque table a un thème central. Par exemple une table est dédiée aux paradis fiscaux et à comment ne payer aucun impôt. Mais il y a aussi des livres sur le marketing urbain, l’immobilier. Comment l’économie transforme aussi la ville. On pense toujours que ce sont les architectes qui façonnent les villes, mais en réalité, c’est l’immobilier qui s’en charge.
Comment choisissez-vous ces livres ?
Quand le design de la couverture est bon ou quand le texte est percutant. Par exemple : “Comment acheter des numéros de cartes de crédit sur Internet.” Il y a un énorme marché pour ces ouvrages. Je les ai découverts pour la première fois à l’aéroport de Londres. Il n’y en avait que sur la finance, ils étaient disposés sur des tables, et cela m’a inspiré pour le display. Au début, j’allais dans des librairies pour les photographier, mais ensuite je me suis dit que c’était plus simple de les acheter sur Internet.
“À travers ces images j’ai trouvé une manière de parler du fait que la finance occupe toute notre vie.” – Peter Fischli
Le spectateur doit-il percevoir une position critique par rapport à tout cela, ressentir une sorte de morale ?
Bien sûr, on a toujours une opinion sur ces choses-là. Mais avant tout, j’essaie d’adopter une attitude d’observateur. Et disons qu’à travers ces images j’ai trouvé une manière de parler du fait que la finance occupe toute notre vie. J’éprouve aussi une espèce de rapport masochiste et sadique par rapport à ces objets. Car, quelque part, je les aime, j’aime à quel point ils sont mauvais. Il y a une forme de perversité dans tout ça. Ils sont séduisants, et j’ai collé les couvertures sur des miroirs, ce qui les rend scintillantes.
Vous avez également produit des sculptures en bronze qui s’inspirent des boîtes que l’on trouve dans les expositions qui fournissent des fascicules pédagogiques…
Oui, et mon studio a produit le contenu de la brochure qui s’y trouve. J’ai réfléchi à cette idée que les choses dans une exposition doivent forcément signifier quelque chose. Et c’est peut-être faux, je ne sais pas. En tout cas, quand les boîtes sont vides, elles deviennent des sculptures minimalistes et perdent leur fonction, la communication, pour gagner leur autonomie en tant que formes sculpturales.
Si vous deviez résumer cette exposition, que diriez-vous ?
Qu’il s’agit d’une observation du monde auquel je ne souhaite pas donner d’interprétation.
“Peter Fischli. People Planet Profit”, exposition jusqu’au 11 janvier 2026 à la Fondation Luma, Arles.