12 sept 2025

Rencontre avec Julia Ducournau : “Je suis en analyse depuis très longtemps”

Avec son cinéma âpre et puissant, Julia Ducournau ne plaît pas à tout le monde et le revendique. Après avoir remporté la Palme d’or avec Titane en 2021, à Cannes, la brillante cinéaste y a présenté cette année Alpha, l’histoire d’une ado de 13 ans en pleine crise, qui se fait du mal. Un film empli d’émotion dans lequel elle explore une nouvelle fois les thèmes de l’identité, de la douleur et des limites. Rencontre.

  • portraits Jean-Baptiste Mondino

    propos recueillis par Olivier Joyard.

  • Quatre ans après avoir remporté la Palme d’or à Cannes avec Titane, la Française Julia Ducournau revient avec un nouveau film féroce et bouleversant. Alpha raconte la crise d’adolescence d’une jeune fille de 13 ans, dans un monde où une épidémie – proche de celle du sida – décime une partie de la population.

    Avec son approche physique et stylisée, la réalisatrice de Grave signe un film ultra contemporain et sans concession. Ses détracteurs, comme il y en a eu lors de la dernière édition du Festival de Cannes, lui reprochent de créer des images vénéneuses mais sans profondeur. Nous y voyons au contraire une explosion poétique qui mérite d’être vécue. Rencontre avec une cinéaste essentielle pour traverser le chaos du monde.

    La bande-annonce du film Alpha (2025).

    L’interview de Julia Ducournau, réalisatrice du film Alpha

    Numéro : Après Titane, Palme d’or au Festival de Cannes 2021, pourquoi avoir choisi de tourner Alpha ?

    Julia Ducournau : Quand je termine un film, je me lance toujours dans l’écriture du suivant, pour ne pas connaître la décompensation dépressive qui suit. Forcément, mes films se sont enchaînés. Mais Alpha ne devait pas se tourner aussi vite.

    Pourquoi ?

    Je voyais plutôt Alpha comme un film tardif. J’ai d’abord travaillé sur un autre projet, mais j’ai pris conscience en écrivant que ce que je produisais était stérile. Et j’ai cherché la zone d’inconfort. Alpha s’est imposé. Je savais que j’allais devoir creuser très profond en moi. Avant, j’utilisais un peu le genre de l’horreur pour me cacher. Avec ce film, j’essaie d’aller droit dans l’émotion, pour tenter de la susciter chez le spectateur…

    On peut tuer le père, mais on ne peut pas tuer la mère.” Julia Ducournau

    L’idée de départ, c’est la relation entre une mère et une fille. Le personnage de Maman est au service des autres à travers le soin, tandis qu’Alpha est une ado en pleine crise.

    C’est la raison pour laquelle j’avais relégué ce film à plus tard. Il est très difficile de parler du rapport à la figure maternelle. C’est le sujet d’une vie. Si on regarde un peu, à part Xavier Dolan et Marcel Proust, qui a réussi à s’y atteler jeune ? Une émancipation – c’est toujours un peu le cas quand on convoque les parents – implique de faire le deuil d’une part de soi. Et même de s’amputer d’une part de soi. La question n’est pas seulement de trouver ses propres contours, son identité, mais plutôt de s’arracher à une symbiose fusionnelle, primale, originelle. Qu’est-ce qu’on est après ça ? Je ne sais pas. On peut tuer le père, mais on ne peut pas tuer la mère. Sinon on se tue aussi. Donc, comment on fait ?

    Avec les figures de gisants qui parsèment le film, Alpha évoque à la fois la pandémie de Covid et celle du sida dans les années 80. Vous cherchez à transmettre les vibrations collectives de ces moments-là ?

    J’ai effectivement cherché à capter une vibration collective, davantage que de faire un film historique. Je me suis intéressée au fléau de la stigmatisation des familles et des patients, au fait que le sida soit lié à la honte, au tabou. J’ai voulu montrer comment la peur contamine non seulement la pensée, mais aussi la société. Mes personnages sont hantés, un peu comme dans un film de fantômes. En plus du sida, Alpha peut en effet faire penser au Covid, avec l’idée que beaucoup de jeunes ont été arrêtés dans leur élan de vie. Dans vingt ans, cela pourrait laisser des stigmates monstrueux.

    Un récit d’apprentissage en contexte d’épidémie

    Votre héroïne a 13 ans. C’est vraiment une ado d’aujourd’hui. Elle se fait du mal.

    Quand on vit dans un monde qui est lui-même dans un état limite, cela mène forcément vers des conduites à risques. Je suis née en 1983. À l’âge de 12 ou 13 ans, dans l’univers où j’évoluais, les conduites à risques étaient perpétuelles. La drogue, les joints, l’alcool… tout cela très jeune. On traversait un moment, comme c’est également le cas pour Alpha, où nous avions le sentiment que tout le monde était en train de mourir. Nous, nous étions en train de naître…

    À cause du sida, l’entrée dans la sexualité a été changée pour une génération.

    Mes parents, qui ont 73 ans aujourd’hui, me parlaient de leur vingtaine dans les années 70 en termes de libération sexuelle, de rapports égalitaires entre hommes et femmes. Vingt ans plus tard, à l’époque du sida, il y a eu un recul monstrueux vis-à-vis de la sexualité car on disait que c’était le danger. Avec la maltraitance des patients, l’homophobie et la misogynie ont fait leur retour. Il n’y a jamais eu de réparation. Tout ça me met très en colère, j’en parle dans le film. Il y a un plan au ralenti où Maman (Golshifteh Farahani) est de dos, marchant à travers des body bags. J’ai un univers ultra stylisé, on imagine que c’est un plan onirique, mais ça a existé. Cela m’a touchée de très près et, à l’aune de ma sensibilité d’enfant, je l’ai vécu encore plus fort.

    Je suis dans le corps de mes personnages.” Julia Ducournau

    Dans Alpha, les scènes s’enchaînent comme des blocs, avec un rythme singulier.

    Je pourrais parler de cérémonies. J’aime ce mot. Avec un récit d’apprentissage, l’idée est de rester à l’intérieur du point de vue des personnages. Je dois montrer l’instant où les choses se déclenchent, comme quand Alpha se rend compte que sa souffrance est liée à celle de son oncle Amin (Tahar Rahim), qui est malade. Ce qu’elle n’ose pas exprimer au collège est lié à lui. La musique qui accompagne la scène est une musique baroque de cérémonial, c’est assumé. Ma façon de raconter les histoires ne peut être vécue que de cette manière. Je suis dans le corps de mes personnages. Pour moi, le corps est l’endroit de l’intime, donc du non-dit. J’essaie de faire sortir ce non-dit.

    Je suis en analyse depuis très longtemps.” Julia Ducournau

    Vous êtes une cinéaste très précise dans les effets de mise en scène. Qu’est-ce qui, dans le processus créatif, peut vous échapper ?

    Il faut savoir que je suis en analyse depuis très longtemps. Cela a beaucoup joué dans ma vie et se reflète dans ma manière de penser mes films. Évidemment, là où ça devient intéressant, c’est quand ça m’échappe sur le plateau. Plus une scène est préparée, plus tu vas chercher “le” moment. Tu sais que ton épine dorsale reste solide, alors les surprises ne te déstabilisent pas. Tu peux écouter les autres, être attentif à tes acteurs, travailler avec leurs corps, être ouvert à tout.

    Et l’écriture, comment se passe-t-elle ?

    Pour moi, l’écriture est plutôt une construction mentale. Je n’arrive pas avec une idée qui me tombe dessus. C’est beaucoup de temps passé à accueillir des pensées et des images, puis à faire le tri, à les connecter pour savoir si elles font récit. Dans ces moments-là, il faut avoir confiance en son inconscient. Pour ce film, je suis revenue à mes sensations d’adolescence et d’enfance. Cette idée de tester les limites m’intéresse, même si je le montre de façon presque gentillette dans Alpha. Ce que je retiens de l’enfance, c’est une forme de noirceur et de mélancolie. Les enfants sont sensibles à ce qui se passe autour d’eux. Les protéger est une vaine cause. Plus on protège et plus on ment, plus l’enfant va ressentir la noirceur. Elle va devenir magnifiée et dangereuse dans sa tête.

    Le cinéma est une lutte contre le silence et le tabou.” Julia Ducournau

    Pourquoi faites-vous des films ?

    Pour montrer et nommer les choses. Nos vies donnent plutôt envie du contraire, alors le cinéma est une lutte contre le silence et le tabou. De ce point de vue, Pasolini a beaucoup compté pour moi. Jamais je n’aurais pensé, avant de voir son travail, qu’il était possible d’être libre de tout carcan. Dans ses films, y compris L’Évangile selon saint Matthieu (1964), il y a un endroit de modernité. Il est comme Rimbaud, qui disait : “Il faut être absolument moderne.” Être moderne, c’est montrer, faire advenir du sens, sans quoi la société pourrait reculer.

    Dans votre enfance et votre adolescence, comment avez-vous senti que vous alliez devenir artiste ?

    Je me suis tournée vers la création pour avoir une forme de maîtrise sur ma vie. Dès que j’ai appris à écrire, j’ai inventé des histoires. Je demandais à mes parents de me donner des sujets de rédaction pendant les vacances. Je recopiais les histoires qu’ils me racontaient le soir. Puis je suis passée à la poésie. Mais j’ai su que je pouvais vraiment dialoguer avec le monde quand j’ai commencé à faire des films, à la FEMIS [principale école de cinéma française]. Grâce aux courts-métrages, ce qui était dans ma tête ou sur la feuille pouvait s’incarner sur un écran. Cela a dépassé toutes mes attentes.

    Tant qu’il y a de la mutation, il y a de la vie.” Julia Ducournau

    L’accueil d’Alpha au Festival de Cannes a été mitigé, comme si vous étiez attendue au tournant. Mais vous nous attendiez au tournant, en nous demandant si nous étions capables de bien voir ce film extrême.

    Je ne peux pas donner ce qu’on attend de moi. Je savais que le film allait cliver et que j’allais perdre des gens en route. J’espère en trouver d’autres aussi. De la même manière que je mute en tant que personne, mes films sont obligés de muter. Tant qu’il y a de la mutation, il y a de la vie.

    Titane avait été mieux reçu, allant jusqu’à remporter la Palme d’or.

    Titane avait polarisé, on a tendance à l’oublier. Mon cinéma est clivant depuis mon premier long-métrage. Et tant mieux. Dire que sur le coup ça ne fait pas mal serait mentir. Mais la place de l’outsider est la meilleure pour se faire entendre.

    Je trouve beaucoup plus difficile de placer la caméra et de laisser vivre les acteurs dans une scène d’intimité.” Julia Ducournau

    Ce n’est pas la méthode Coué de se dire cela ?

    Je ne nie pas la souffrance, mais je la vis. Cinéma ou pas cinéma, j’ai toujours été un peu sur le côté. C’est quelque chose que j’ai dû utiliser comme une force, je n’ai pas eu le choix.

    Comment avez-vous évolué au fil du temps en tant que cinéaste ?

    J’ai compris qu’il fallait s’exposer. À chaque film, on s’expose. C’est pour ça que je parle de Pasolini, qui à mon sens a fait le sacrifice de sa personne pour le cinéma et pour l’art, pour la politique, pour que les choses avancent. C’est un geste que j’aimerais pouvoir atteindre.

    j’essaie de faire affleurer l’émotion à travers des associations d’images qui peuvent être aberrantes.” Julia Ducournau

    Au cinéma, il existe une émotion en dehors des mots, une émotion esthétique sur laquelle vous vous appuyez.

    Comme en poésie, j’essaie de faire affleurer l’émotion à travers des associations d’images qui peuvent être aberrantes. Mais aujourd’hui, je trouve beaucoup plus difficile de placer la caméra et de laisser vivre les acteurs dans une scène d’intimité, comme cela peut être le cas dans Alpha, que d’imaginer un plan-séquence de cinq minutes avec une grue et 400 figurants. Ces scènes cathédrales, comme je les appelle, j’aurai toujours plaisir à les tourner. Mais le questionnement est plus profond quand trois personnages dans une pièce doivent se dire des choses.

    Vous projetez-vous déjà dans la suite ?

    J’écris et réalise une série pour la maison de production américaine A24. J’avais interrompu ce projet pour faire Alpha. Je ne peux pas vous dévoiler le sujet ! J’ai déjà réalisé des séries, mais sans les écrire. Cette fois, ce sera différent.

    Alpha (2025) de Julia Ducournau, actuellement au cinéma.