11 sept 2025

Rencontre avec Óliver Laxe, réalisateur du film hypnotique Sirāt

Objet cinématographique insolite, Sirāt d’Óliver Laxe a décroché le prix du Jury ex aequo au dernier Festival de Cannes. Dans un état de transe, il nous entraîne à travers les grands espaces marocains et le désert de l’Atlas, où un père se lance à la recherche de sa fille dans le milieu des free-parties. Interview d’un réalisateur à suivre de près.

  • par Olivier Joyard.

  • La bande-annonce du film Sirāt (2025).

    Sirāt, un bijou de cinéma primé à Cannes

    Sirāt, le quatrième film du Franco-Espagnol Óliver Laxe, 43 ans, nous fait entrer dans une dimension parallèle, aussi bien par rapport au reste du cinéma contemporain que par rapport à la réalité elle-même. Durant près de deux heures, l’approche radicale du réalisateur – le mot, ici, n’est pas galvaudé – se dévoile, dans le désert de l’Atlas et les grands espaces marocains, sans que l’on soit toujours capables d’analyser ce qui se passe sous nos yeux et dans nos oreilles.

    Cet objet de cinéma, qui a remporté le prix du Jury ex aequo lors du dernier Festival de Cannes, s’avance tel un film-transe. “Il faut faire confiance au pouvoir ésotérique des images”, nous confiait l’intéressé, crinière au vent et lunettes de soleil, rencontré sur la Croisette le lendemain de la présentation de son film.

    Né à Paris puis abonné à la bougeotte , entre Barcelone, le Maroc et Londres, le quadragénaire s’est imposé – avec ses films Vous êtes tous des capitaines (2010), Mimosas, la voie de l’Atlas (2016) et Viendra le feu (2019), tous primés à Cannes – comme une figure de proue du jeune cinéma européen, traversé par une exigence et une ambition devenus rares. “Je suis très sérieux dans mon manque de sérieux” lance-t-il, gentiment provocateur, mais aussi énigmatique.

    La quête d’Óliver Laxe à travers le désert

    Le film se présente comme une quête. Celle d’un père (Sergi López) à la recherche de sa fille dans un milieu qu’il ne connaît pas, les free-parties organisées de manière sauvage où des milliers de personnes se lancent dans un marathon de danse et de drogue, sous le soleil ou  dans la nuit. Ils et elles paraissent à la fois indifférents à la marche du monde tel qu’il va et connectés aux vibrations du sol et de la terre. Un spectacle fascinant dont Sirāt ne fait jamais un simple folklore.

    Dans mon cinéma, je restitue l’individualité. J’accueille la complexité, la polysémie, j’essaie vraiment d’effacer les traces du crime, c’est-à-dire de l’auteur. Je ne cherche pas à être un auteur. Je suis en train de comprendre que Sirāt se présente comme une cérémonie cinématographique. Ce film, je l’espère, secoue le spectateur, le gratte dans son intérieur, l’oblige à regarder en lui. Parfois, ce n’est pas beau à regarder, c’est pourquoi nous créons si souvent une image idéalisée de nous-mêmes, à laquelle nous nous identifions.

    Ce film, je l’espère, secoue le spectateur, le gratte dans son intérieur, l’oblige à regarder en lui.” Óliver Laxe

    Le travail du film consiste à effacer le théâtre des masques, auquel correspondent nos vies civilisées, pour confronter les personnages (ce père, une poignée de fêtards) à des épreuves plus ou moins tragiques. Afin d’affiner son propos, Laxe convoque la notion de “persona” et le théâtre antique.

    L’être humain est constitué d’une essence et d’une personnalité, l’ego, qui enveloppe cette essence. Seules les crises permettent de traverser cette membrane de personnalité. L’étymologie du mot ‘persona’, dans le théâtre étrusque, est celle du masque. Nos personnalités, je les vois comme des fictions, des névroses. Pour avoir voyagé, j’ai constaté par exemple que les personnes pauvres sont moins névrosées que nous. C’est ce qui est dérangeant avec l’Occident : on se croit équilibrés et connectés, mais c’est tout le contraire.

    Dans cette épopée à la fois physique et psychique, les personnages s’embarquent dans une fuite en avant qui leur permettra, peut-être, d’atteindre une dimension supérieure. C’est toute l’étrangeté du film, empreint de mysticisme, que de raconter des trajets à la fois hypnotiques et difficiles. 

    Un casting d’acteurs professionels et non professionnels

    Pour cela, Óliver Laxe a mêlé acteurs professionnels et non professionnels, organisant la rencontre du documentaire et de la fiction. Les teufeurs du film sont de véritables adeptes de la techno et de la transe, qui mènent une existence alternative et sont, pour la plupart, des corps et des esprits abîmés. Plusieurs sont éclopés, tous sont à la recherche d’une sublimation par la musique et le voyage.

    J’ai voulu faire ce film avec des cassés car nous sommes tous des cassés, des enfants abîmés, et je ne le dis pas de manière tragique. Il y a des virages dans la vie et c’est bête de les éviter. De toute façon, nous allons mourir, être malades. II faut se préparer à revenir à la maison avec dignité, et mourir de façon grandiose, comme le font les personnages. On fait ce qu’on peut, nous, êtres humains. C’est ce que j’ai compris de cette culture techno, celle des travellers et des raves : pleure, hurle, demande de l’aide, désespère-toi, mais n’arrête jamais de danser.  Même si c’est la fin du monde, célèbre, remercie, dans un geste de gratitude, comme une prière.

    J’ai écrit ce scénario, sur des dance floors, avec les yeux fermés, car je suis un peu teufeur moi-même.” Óliver Laxe

    Pour Óliver Laxe, le but du cinéma est que “la vie nous parle plus intensément”. Il y parvient en soignant autant l’image que le son, emportant le spectateur dans ce road-movie existentiel où les nappes musicales se font de plus en plus spirituelles. “J’ai écrit ce scénario, sur des dance floors, avec les yeux fermés, car je suis un peu teufeur moi-même. Je suis un cinéaste de l’image comme un son. J’ai un côté musicien frustré. Pour moi, ce film a été une opportunité d’approfondir le sujet. J’ai eu la chance de travailler avec le musicien français Kangding Ray, alias David Letellier. Je voulais dialoguer avec le kick, le beat enragé et psychédélique qu’on entend au début du film. Puis ce côté tribal disparaît. Alors que le récit se dématérialise, le paysage se dématérialise et le son aussi : on passe à une techno ambient. Même si c’est une représentation, on a recherché le son originel de l’Univers, une énergie primordiale. Je voulais arriver à ce moment où on voit le son, et où on entend l’image.

    Le cinéma comme expérience spirituelle

    Le pari est réussi. Sirāt s’impose comme l’un des plus beaux films de l’année, porté par une énergie folle, mais aussi hanté par l’histoire du cinéma, chère à Oliver Laxe, qui appartient au genre toujours précieux des cinéastes cinéphiles. Ici se trouvent convoqués Andreï Tarkovski et Stalker, mais aussi Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, Robert Bresson, ainsi que les piliers du nouveau cinéma que furent Easy Rider, Apocalypse Now et Macadam à deux voies. “Nous sommes en train de vivre un moment assez proche des années 70, avec des polarisations, de la violence, un être humain habité par une énergie brutale. Ces films ont véhiculé l’énergie de ces temps-là.

    L’énergie que véhicule Sirāt, selon son réalisateur, est celle d’une époque où il est “très difficile de vivre une expérience spirituelle”. Si le film ressemble à une fuite en avant, pleine de beauté et de grâce, Óliver Laxe y voit aussi autre chose. “Est-ce la fin du monde occidental que je suggère dans ce film ? Il ne faut pas être très intuitif pour savoir qu’on est dans un monde limite. Mais la fin du monde ne date pas d’aujourd’hui. Si on analyse ce siècle et le précédent, la décadence, elle est là. On a besoin d’un reset. La vie va s’en charger. Il y a cet écho crépusculaire dans le film, mais sans dramatiser. Car la vie s’exprime de partout.

    Sirāt (2025) d’Óliver Laxe, actuellement au cinéma.