Créatrice de mode

Rei Kawakubo

Rien n’est laissé au hasard — sauf, peut-être, l’effet. Rei Kawakubo, styliste japonaise et fondatrice de Comme des Garçons, n’habille pas, elle interroge. Depuis son entrée fracassante à Paris en 1981, elle découd les conventions, défait les contours, et redéfinit ce qu’est — ou pourrait être — un vêtement. Une créatrice de l’ombre, pour une œuvre incandescente

Les débuts de Rei Kawakubo

Le 11 octobre 1942, à Tokyo, naît Rei Kawakubo. Loin des cursus traditionnels de mode, elle s’imprègne d’abord de philosophie, de littérature et de beaux-arts à l’université Keiō. Cette formation nourrit ainsi chez elle un regard critique sur les normes esthétiques et l’apparence. Très tôt, elle se passionne pour le wabi-sabi, concept japonais qui célèbre la beauté dans l’imparfait, l’inachevé, le transitoire. Une idée qu’elle transposera donc de façon radicale, dans ses créations.

Au tournant des années 1980, la créatrice devient ainsi l’une des figures majeures de l’antimode. À rebours des standards occidentaux de l’époque, ses vêtements déconstruisent les codes de l’élégance féminine. Silhouettes androgynes, volumes exacerbés, tissus sombres : ses propositions bousculent donc les attentes. Qualifié d’« Hiroshima chic » par certains critiques, son style fait émerger une poétique nouvelle, nourrie de noir, de gris, de rouge, comme un écho aux ruines de l’histoire autant qu’à une modernité en friche.

Comme des Garçons : naissance d’un manifeste

En 1970, elle lance Comme des Garçons. L’origine du nom reste floue, bien qu’une référence à Françoise Hardy ait souvent été évoquée. Dès les débuts, elle bouleverse ainsi les conventions. Le noir, utilisé jusqu’alors dans des contextes de deuil ou de soirée, devient chez elle couleur première, symbole d’ombre et d’abstraction.

Au fil des années 70, aux côtés de Kenzo Takada, Issey Miyake ou Hanae Mori, la directrice artistique s’inscrit ainsi dans une vague japonaise qui vient défier la suprématie esthétique parisienne. En 1981, l’artiste fit ainsi une entrée fracassante à Paris avec un premier défilé, hors calendrier officiel. Peu remarqué sur l’instant, cet événement marque cependant le début d’un renversement profond. Dès 1982, une boutique Comme des Garçons ouvre à Paris. Son expansion s’accompagne d’une diversification : mobilier, objets, design. Tout devient terrain d’expérimentation.

Une couture du chaos : l’art du non-fini

Le défilé « Destroy » en 1982 consacre son approche radicale. Cette fois-ci, intégrée au calendrier officiel, la marque fait l’effet d’une déflagration. Les vêtements sont lacérés, les coupes volontairement inachevées, les couleurs ternes. L’élégance, ici, est déconstruite. La normalité est mise à mal. Chez Kawakubo, le vêtement devient sculpture. Les manches glissent, les coutures s’entrechoquent, la silhouette s’efface pour laisser place à la forme pure. C’est une mode de la dissonance, où chaque élément semble contester sa propre logique. Rien n’est ornemental. Tout est sens. Le wabi-sabi, encore une fois, affleure : le pli, l’irrégularité, l’ombre deviennent des outils de narration. Chaque pièce traduit ainsi une méditation sur le vide et l’impermanence.

Entre deux continents, un espace d’abstraction

Comme des Garçons ne se pense pas comme une maison, mais comme un organisme. Dès ses débuts, la marque s’affranchit des cadres : ni communication classique, ni interviews, ni présence ostentatoire. L’artiste reste dans l’ombre, et c’est précisément ce retrait qui donne à son œuvre une aura singulière.

Entre Tokyo et Paris, elle bâtit ainsi un pont conceptuel, une zone franche. Le vêtement devient donc un espace de pensée, une forme d’abstraction portable. Les défilés deviennent des performances, les pièces des fragments poétiques. Durant les années 1990, la palette s’éclaircit. Le rouge fait son entrée. Les collaborations se multiplient — Vivienne Westwood, Louis Vuitton, Hermès, Repetto, Speedo, H&M. En 2001, avec son mari, elle ouvre Dover Street Market à Londres puis dans plusieurs villes du monde entier : un concept store où se mêlent art, mode, mobilier, objets inattendus.

Le refus du genre : une neutralité souveraine

Depuis toujours, l’artiste rejette les assignations. Le genre, pour elle, est un artifice. Ses vêtements ne cherchent ni à flatter, ni à définir. L’androgynie n’est pas une revendication, mais un état de fait. La coupe devient langage. Les volumes effacent les lignes sexuées. Le vêtement, libéré de toute assignation, devient un lieu de possibilité.

Une influence souterraine, une postérité vivante

En 1986, le Centre Pompidou expose ses créations. Le Kyoto Costume Institute les intègre en 1993. La reconnaissance institutionnelle est là, mais jamais Kawakubo ne se laisse enfermer dans une rétrospective figée. En 2017, le MET de New York consacra une exposition majeure à son œuvre, Art of the In-Between. Une consécration discrète, à son image. Son influence irrigue la mode contemporaine en profondeur. Martin Margiela, Helmut Lang, Phoebe Philo, Marc Jacobs — tous reconnaissent ce legs fondamental.

Son esthétique continue de nourrir les pratiques contemporaines : superpositions, primauté de la matière, asymétrie, amplitude. Kawakubo reste l’une des rares créatrices à avoir bâti un empire sans jamais céder à la dilution, sans faire de compromis, en restant farouchement libre.

Et si l’avenir s’écrivait dans l’ombre ?

La créatrice n’a jamais suivi les règles. Ni à ses débuts, ni aujourd’hui. L’artiste conçoit, imagine, déplace — sans jamais commenter. Cette posture fait ainsi d’elle une figure à part, comparable par son indépendance artisanale à Azzedine Alaïa. Sa mode est un geste, pas un produit. Un trouble, pas une tendance. La directrice artistique ne répond à rien d’attendu. Et c’est peut-être là, dans ce refus obstiné d’adhérer, que réside sa modernité intacte. Une posture visionnaire qui laisse entrevoir, peut-être, ce que pourrait être l’avenir de la mode : un espace de réflexion, de silence et de beauté.