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5 films qui déconstruisent nos conceptions de la masculinité
Tour d’horizon des films qui brossent le portrait de masculinités tumultueuses et qui se jouent avec génie des archétypes, du sublime western The Rider de Chloé Zhao au cultissime Secret de Brokeback Mountain.
par Delphine Roche.

Le soldat, le cowboy, le boxeur ou le lutteur… Parce qu’Hollywood a largement contribué à fixer et populariser des archétypes virils, l’industrie du film américaine est aujourd’hui une caisse de résonance privilégiée de la remise en question de ces modèles. S’il est commun de parler de la “crise des masculinités”, les sociologues et les théoriciens, depuis les années 70, ne font que marteler cette évidence : la virilité elle-même induit sa propre mise en crise.
“Tout concourt à faire de l’idéal de l’impossible virilité le principe d’une immense vulnérabilité”, analysait Pierre Bourdieu alors que Judith Butler expliquait que le simple fait de fixer une stricte norme genrée ne fait que produire… un nombre incalculable d’exceptions à la norme, d’individus échouant à performer “correctement” leur genre.
De Terminator à l’ère post-#MeToo, les masculinités au cinéma
L’exemple est d’autant plus frappant aux États-Unis que le pays s’est construit sur un double mythe : celui de la “frontier”, la conquête de l’Ouest réalisée par des hommes durs et coriaces, et celui du bon chrétien WASP, un homme vertueux et économe. Dans son ouvrage séminal de théorie de la danse, The Male Dancer, Burt Ramsay examine les cruelles défaites imposées à ce double idéal au cours du XXe siècle, qui est aussi celui de la toute-puissance du cinéma.
Alors que la conquête de l’Ouest vient de s’achever, les modes de vie modernes et sédentaires sont alors perçus aux Etats-Unis comme dévirilisants. La société de consommation et la vie suburbaine qui s’instaurent dans les années 50, infligent une défaite encore plus grande : la routine douce du col blanc qui dépense son argent au lieu de l’économiser, déstabilise fortement le modèle viril américain. À cela, note Burt Ramsay, répond le cinéma : Tarzan, Rambo, ou encore Terminator, sont des héros qui dirigent leur violence contre des facteurs de crise qu’ils désignent comme extérieurs à eux-mêmes, plutôt que de reconnaître les tensions internes et les contradictions du modèle de la masculinité hégémonique.
Au début du XXIe siècle, les Etats-Unis sont encore englués dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan, coûteuses et impopulaires. La crise des subprimes en 2008 provoquera ensuite un vaste déclassement, tandis que le mouvement #MeToo et l’essor du féminisme modifieront largement l’écriture des scénarios et des personnages du cinéma américain. Hollywood deviendra ainsi un lieu où analyser et déployer les faillites et les impasses des mythes et des archétypes masculins. La preuve en 5 films magistraux.
Les meilleurs films qui déconstruisent les archétypes masculins
Le Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee
Deux cowboys sont chargés de surveiller un troupeau sur une montagne isolée dans le Wyoming. La nature américaine, immense et sublime, les encadre et devient un personnage à part entière du film. Alors que ses silhouettes dominantes sont celles du western, deux hommes à cheval coiffés de leur éternel stetson, Le Secret de Brokeback Mountain (2005) prend à rebours la tradition du genre et revitalise puissamment l’idéal américain de l’outdoor. Le camping sauvage, l’immersion dans la nature, souvent présentés dans leur versant viriliste et survivaliste, deviennent des éléments profondément révélateurs. On pense ici à l’ouvrage fondateur Walden, de Henry David Thoreau, qui souligne le pouvoir transformateur de la nature.
Loin des regards inquisiteurs et profondément homophobes de la société, Jack et Ennis tombent amoureux et laissent libre cours à leur désir. Leurs corps rigides régis par les lois tacites de la masculinité hégémonique se décrispent, ils osent exprimer leur joie, s’embrasser, se chamailler et danser – plus tard, Ennis, invité à danser par une serveuse dans un bar, retrouvera toute sa gêne car, comme le souligne Burt Ramsay dans The Male Dancer, “Men don’t dance”, les hommes ne sont pas censés danser.

Le film est construit sur une dichotomie entre les espaces extérieurs et naturels, et les intérieurs exigus, aux couleurs ternes. Plus mutique que Jack, et traumatisé par une scène de lynchage d’un homosexuel aperçue alors qu’il était enfant, Ennis se laisse aller à son malheur, et finira d’ailleurs par habiter une caravane, dont l’étroitesse exprime tout le rétrécissement qu’il s’est imposé en s’efforçant de maintenir les apparences de la masculinité hégémonique, par essence hétérosexuelle.
Le Secret de Brokeback Mountain (2005) d’Ang Lee, disponible sur myCanal.
The Wrestler de Darren Aronofsky
Mickey Rourke campe dans The Wrestler (2009) de Darren Aronofsky produit de façon indépendante, un catcheur qui n’envisage pas sa retraite bien qu’il avance cruellement en âge. On sait que l’ex-beau gosse qui avait tout pour lui, révélé par Rusty James (1983) de Francis Ford Coppola et devenu sex symbol avec 9 Semaines ½ (1986), a ensuite connu une véritable descente aux enfers faite de défaites pugilistiques, de chirurgie esthétique ratée et de dettes accumulées.
C’est ainsi sa propre déchéance qu’interprète face caméra Mickey Rourke qui a, comme son personnage, vécu dans un trailer park. L’acteur réalise ses propres cascades, tandis que Randy, au plus dur de sa détresse financière, se voit relégué au rayon viande et charcuterie d’un supermarché.
C’est bien là le cœur de la question : l’obsession américaine du corps-machine performant transforme les corps en viande. Or en tant que membre de la classe subalterne dans une société néolibérale, Randy possède pour seul capital cette chair, qui n’est appréciée que lorsqu’il la soumet aux tortures les plus extrêmes, jusqu’à se faire enfoncer des agrafes ou des débris de verre dans la peau.
Il incarne une masculinité ouvrière marginalisée et marquée par une vision purement instrumentale du corps qui, pour exister aux yeux de la société, ne peut guère qu’offrir le spectacle de son sacrifice. Se condamnant lui-même perpétuellement à l’échec, il rate aussi superbement sa tentative de reconnexion avec sa fille vingtenaire, que sa relation amoureuse naissante avec Cassidy, une stripper locale.
The Wrestler (2009) de Darren Aronofsky, disponible sur HBO Max.
The Rider de Chloé Zhao
Ce sont également des cow-boys que Chloé Zhao filme dans The Rider. Alors qu’elle tournait son film précédent, Les Chansons que mes frères m’ont apprises, sur la réserve indienne de Pine Ridge dans le South Dakota, la réalisatrice rencontre Brady Jandreau, un ancien adepte de rodéo qui a souffert d’une blessure l’obligeant à mettre fin à sa carrière. Elle décide de lui consacrer son film suivant. The Rider (2018) mêle ainsi de façon significative le documentaire et la fiction.
Brady Blackburn, comme il s’appelle dans le film, rend régulièrement visite dans une clinique à son ami Lane Scott, qui joue son propre rôle. Ce jeune homme est une ex-star naissante du rodéo sur taureau qui a été victime d’un grave accident l’ayant laissé handicapé. On peut du reste trouver sur Internet quelques vidéos où Lane Scott se présente face caméra, incarnant tout sourire la puissance virile de celui qui sait dominer l’animal et accomplir des prodiges.

Le film de Chloé Zhao déconstruit dans sa forme même le mythe de l’Ouest et celui du cowboy impassible. Empruntant le format Cinemascope du western classique, la réalisatrice utilise son horizontalité pour traiter le visage de Brady, poignant et débordant d’émotions douloureuses, comme un paysage dans le paysage. Plutôt que de dominer la nature, Brady fait corps avec elle, fidèle à la philosophie des Indiens Lakota. Les moments de cavalcade sur son cheval adoré qu’il va devoir bientôt céder sont des instants de symbiose qui le tirent de sa tristesse enfermée dans des intérieurs qui lui sont étrangers.
La caméra de Chloé Zhao s’attarde sur les objets qui transforment l’homme en cowboy : pantalons, lassos, deviennent des fétiches investis d’un pouvoir magique. Lorsque Brady fabrique des rênes miniatures pour rendre à Lane, juché sur une selle, la sensation de guider un cheval, il adapte un de ces fétiches mythiques en instrument de soin pour des hommes que le mythe a brisés (lui-même et son ami).

Dans une scène de dispute avec son père qui l’enjoint à cesser le rodéo qui met en danger sa vie, Brady lui réplique : “What happened to ‘Cowboy-up, clinch your teeth, be a man ?’” [Alors tu ne me dis plus d’être un vrai cowboy, de serrer les dents, d’être un homme ?] soulignant à quel point les valeurs de la masculinité hégémonique se transmettent au sein des familles, de père en fils.
The Rider (2018) de Chloé Zhao, disponible en VOD sur Filmo.
Blue Valentine de Derek Cianfrance
Derek Cianfrance révèle tout son talent dans son deuxième film, Blue Valentine (2010), qui met en scène Ryan Gosling et Michelle Williams – le premier sera nominé aux Golden Globes et la seconde aux Oscars, pour leurs rôles respectifs. Empruntant les codes de la comédie romantique pour mieux les pulvériser dans des scènes d’une tension inouïe, le réalisateur signe ici tout à la fois une démonstration et un manifeste, ancrés dans sa perception incroyablement fine des relations et de la psychologie humaines.
Dean, charmeur hypersensible, semble s’épanouir en marge des diktats de réussite sociale, parvenant à mettre un peu de sa fantaisie et de son joli cœur dans ses petits boulots de déménageur. Il séduit Cindy, qui se promet à un brillant avenir professionnel, dans une scène improbable où il joue du ukulélé en l’incitant à faire un numéro de claquettes.
Juste avant, il la drague dans un bus et Cindy met le doigt sur ce qui apparaît déjà comme un piège ou un mécanisme : “C’est fou cette capacité que tu as à flatter et insulter en même temps.” Comme une tragédie ou une machine infernale, le film se construit dans un montage parallèle entre les débuts de leur romance et leur vie adulte, où le couple désormais marié élève une petite fille – qui n’est pas la fille biologique de Dean.

La grandeur d’âme qui lui a fait adopter cet enfant comme le sien, se retourne contre Cindy. En proie à une blessure narcissique, à une peur panique de l’abandon et à une faible estime de lui-même, Dean est ce papa parfait mais étouffant, qui surinvestit le couple et la famille… à sens unique. Culpabilisant Cindy, ramenant tout à sa propre perception, il est ce “good guy” en réalité parfaitement toxique. Les plans séquences où le couple s’échange des dialogues tendus, et la photographie naturaliste, sombre et granuleuse du film, transmettent une sensation de claustrophobie.
Blue Valentine (2010) de Derek Cianfrance, disponible sur HBO Max.
The Place Beyond the Pines de Derek Cianfrance
Continuant sur sa lancée trois ans après Blue Valentine, Derek Cianfrance étend son propos à la transmission intergénérationnelle des traumas et des schémas d’échec, sur fond de stricte reproduction sociale avec The Place Beyond the Pines (2013). Ryan Gosling campe cette fois Luke, un cascadeur et motard de génie, sexy et difficilement capable de verbaliser des émotions. Lorsqu’il apprend qu’une ancienne amante, Romina (Eva Mendes), a donné naissance à leur fils, il décide de changer de vie pour subvenir aux besoins de l’enfant.
Pour lui, il s’agit d’être le bon père, présent, que lui-même n’a pas eu. Mais Luke fait partie des classes marginalisées, et pour accomplir son dessein, il se lance dans une série de braquages qui l’amène à être froidement descendu par le flic Avery Cross (Bradley Cooper), que le système pousse à plaider légitime défense. Devenu officiellement un héros mais taraudé par sa conscience, Avery Cross réalise que Luke laisse derrière lui un enfant d’un an… exactement du même âge que le sien, qu’il ne parviendra pas, du coup, à aimer pleinement.

Le film se poursuit dans la génération des deux garçons devenus adolescents, qui nouent au lycée une relation dominant-dominé où chacun reproduit la position sociale de ses parents – Avery Cross est entre-temps devenu Procureur général. Peaufinant l’esthétique et les ressorts tragiques mis en place dans Blue Valentine, Derek Cianfrance décrit la société comme un tissu de mensonges, de défaillances, de décalages, où les hommes héritent de rôles comme d’autant de masques qui ne leur vont pas. Il livre ainsi un film ample et poignant où les nuances des masculinités émergent dans une grande finesse.
The Place Beyond the Pines (2013) de Derek Cianfrance, disponible en VOD sur Canal VOD.