25 août 2025

Pourquoi il faut voir Fantôme utile, un récit politique et déjanté couronné à Cannes

Fiction à la fois pop et politique, Fantôme utile, de Ratchapoom Boonbunchachoke, couronné cette année à Cannes du Grand Prix de la Semaine de la Critique, met en scène les fantômes des opprimés de la société thaïlandaise, qui reviennent pour réclamer justice.

  • par Delphine Roche.

  • Les fantômes, entre imaginaire collectif et études sociologiques

    Qu’est-ce qu’un fantôme ? Dans nos sociétés occidentales, rationnelles et productivistes, c’est une fiction popularisée par l’inoffensive figure de Casper, ou une création née de trucages pré-CGI, chassée dans les années 1980 par les Ghostbusters. Flou, insaisissable, c’est un être-valise qui incarne la terreur que nous inspire notre propre inconscient. On l’a peut-être côtoyé, adolescent, dans des séances de spiritisme, partagé entre incrédulité et frisson d’un possible contact avec l’au-delà.

    Figures indécelables, les fantômes sont pourtant bien présents aujourd’hui parmi nous. La chercheuse Avery Gordon leur consacre un essai, Matières spectrales : sociologie des fantômes (2024), où elle examine la façon dont des structures sociales héritées du passé hantent le présent. L’anthropologue Grégory Delaplace cherche, lui, à les saisir dans leur réalité d’êtres morts qui refusent d’occuper le rôle rassurant auquel ils sont destinés, celui de l’ancêtre garant de l’ordre social.

    Dans son livre La Voix des fantômes. Quand débordent les morts (2024), il explique que le fantôme “est appelé à devenir le personnage principal de notre monde”, car “les guerres, les violences de masse, les déplacements forcés de population, les épidémies, la détérioration de notre planète se révèlent spectrogènes.” Refusant de tenir en place, débordant les vivants, les fantômes reviennent alors pour réclamer que justice leur soit faite.

    La bande-annonce du film Fantôme utile (2025) de Ratchapoom Boonbunchachoke.

    Ratchapoom Boonbunchachoke récompensé à Cannes

    C’est justement ce reflux des mémoires qu’évoque sous une forme inventive et parfois comique, le cinéaste Ratchapoom Boonbunchachoke dans son film Fantôme utile, en salle ce 27 août 2025 et couronné au Festival de Cannes du Grand Prix de la Semaine de la Critique. Sa première inspiration est une légende bien connue en Thaïlande, qui campe une histoire d’amour interdite entre une femme fantôme et son mari vivant.

    Souvent adaptée au cinéma, au théâtre et à la télévision, cette légende fait désormais partie de la culture pop du pays. En l’adaptant à son tour, le réalisateur offre ainsi une nouvelle vie à cette histoire populaire, qui semble pouvoir se réincarner de multiples manières.

    Légende thaïlandaise et revendications politiques

    Tout commence avec une invasion de poussière qui se dépose partout et provoque des irritations. Elle est causée, notamment, par la destruction de bâtiments. Mais pas n’importe lesquels : ceux du Khana Ratsadon (Parti du peuple) qui, au début des années 1930, a organisé une révolution et transformé la Thaïlande en une démocratie constitutionnelle.

    La démolition de ces édifices révèle le désir d’effacer la mémoire qui leur est associée. C’est le souvenir de l’insurrection qui doit disparaître. Et, avec lui, tout ce qui est donc considéré comme “indésirable”, contraire à la pensée dominante. Le film révèle ainsi peu à peu toutes les lignes de tension de la société thaïlandaise actuelle, qui distribuent chacun du bon ou du mauvais côté de la barrière. L’homophobie, le classisme, le mépris des minorités et de leurs dialectes, constituent la voix officielle des autorités politiques alliées aux détenteurs du capital économique.

    Le monde hyperbolique du film Fantôme utile

    “La poussière”, explique le réalisateur, est ainsi une façon de désigner les classes subalternes, les sans-voix, dans la société thaïlandaise. Alors qu’elle pullule, les fantômes, dotés d’un certain sens de l’ironie (puisqu’ils sont eux-mêmes des indésirables), se mettent à incarner des aspirateurs. Pour Nat, la femme-fantôme de March, qui hante d’abord un aspirateur rouge sensuel avant de retrouver un aspect humain – quoique translucide – la question est posée : faut-il collaborer avec les “ghostbusters” et les aider à traquer le souvenir des morts en colère dans le cerveau des vivants (ouvriers morts sur leur lieu de travail et insurgés éliminés par les autorités, notamment lors du sanglant samedi noir où des dizaines de manifestants ont été tués) ?

    À quelles compromissions est-elle alors prête pour faire oublier son statut flottant aux yeux des dominants ? C’est dans une salle aux allures seventies et surréaliste, dont les parois hérissées de sortes d’ogives blanches rappellent les décors d’Orange mécanique – une autre dystopie politique – que Nat prête main forte aux politiciens et patrons d’usine qui torturent les mémoires dissidentes à coups d’électrochocs.

    Entre conte et fantastique

    Empruntant volontiers aux formats télévisuels thaïlandais, le film assume une forme “impure” et pop, dont l’artificialité permet de faire exister l’invisible et ses âmes perdues. Des effets numériques d’ouverture d’iris, des surimpressions prolongées et de longues séquences de champ-contre-champ un peu raides créent un monde hyperbolique, entre conte et fantastique.

    La voix-off qui prend en charge la narration est celle d’un ladyboy, lui-même victime d’un aspirateur hanté – de la plus belle des façons. Le film se poursuit ensuite dans une alternance entre rêve et réalité, dont l’interpénétration donne corps et voix aux invisibles. “La Thaïlande est un pays rempli de fantômes, car de nombreux décès ne sont pas officiellement clos, avec plusieurs meurtres non élucidés et des disparitions forcées”, explique Ratchapoom Boonbunchachoke dans le dossier de presse du film.

    Je pense que les artistes en général, et les cinéastes en particulier, sont les alliés des fantômes. Nous mettons notre expertise, nos instruments et nos compétences à leur service, pour donner forme à leurs paroles. Alors que les fantômes sont généralement difficiles à percevoir de façon directe, le cinéma est le moyen idéal pour leur donner une forme.

    Fantôme utile de Ratchapoom Boonbunchachoke, au cinéma le 27 août 2025.