Art

18 juil 2025

À la galerie Ropac, Georg Baselitz peint… avec son fauteuil roulant

Pour cette cinquième exposition à la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin, présentée jusqu’au 26 juillet, le célèbre artiste allemand Georg Baselitz introduit un nouvel outil pour réaliser ses emblématiques peintures de corps renversés : son propre fauteuil roulant.

  • Par Matthieu Jacquet.

  • Georg Baselitz : une cinquième exposition à la galerie Ropac à Pantin

    La rencontre entre les œuvres de Georg Baselitz et l’espace de la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin est indéniablement un combo gagnant. Depuis l’inauguration du lieu en 2012 dans une ancienne chaudronnerie de la ville francilienne, le célèbre artiste allemand y a exposé non moins de cinq fois. Et il n’est pas difficile de saisir la raison de cette assiduité, lorsque l’on voit combien ses immenses toiles de figures renversées et ses sculptures anthropomorphes monumentales se trouvent à leur aise dans les vastes salles, très hautes et baignées de lumière du bâtiment.

    Mais familiarité ne signifie pas pour autant redondance. Pour chacune de ces expositions personnelles, le monstre sacré de l’art contemporain, dont la carrière a débuté dans les années 60, parvient encore à révéler des nouveautés dans son travail. Ainsi, en 2017, ses emblématiques autoportraits de lui et sa femme, traditionnellement dépeints en entier, sortaient du cadre de la toile, ne laissant plus à voir que la moitié de leurs corps, des pieds à la taille. En 2019, ces corps vieillissants paraissaient cette fois-ci dégager une aura presque divine grâce à l’utilisation abondante de feuille d’or. Là où en 2023, les silhouettes semblaient dotées d’une présence plus évanescente, néanmoins multicolore : Baselitz les peignait d’abord sur une première toile, qu’il pressait ensuite encore fraîche sur la surface d’une autre, à la manière de monotypes.

    Un nouvel outil pictural : le fauteuil roulant

    Pour cette cinquième exposition personnelle à la galerie Ropac de Pantin, présentée jusqu’au 26 juillet prochain, le peintre présente une vingtaine de toiles de très grands formats (jusqu’à 4,60 mètres de haut) réalisées en début d’année dont les sujets principaux sont, comme depuis plusieurs décennies, lui-même et sa femme Elke, représentés tantôt seuls tantôt à deux – et bien sûr, allongés la tête à l’envers, dans la position caractéristique de ses œuvres depuis 1969.

    Dans ces peintures inédites d’apparence familière s’introduit alors un surprenant invité : le fauteuil roulant. Sur chaque toile, les corps aux contours plus ou moins incertains, parfois plus vigoureux, parfois plus flasques, se voient en effet “décorés” de nombreuses et longues traces qui les sillonnent, voire les “raturent”, avec densité. Souvent, ces lignes continues semblent enserrer voire ligoter le(s) sujet(s). Parfois, comme dans Traumflug sex, elles se montrent plus sinueuses et graciles, accompagnent le mouvement et la posture des corps dans l’espace.

    “À cause de mes problèmes liés à l’âge, j’ai dû changer mes méthodes de travail de façon extrême, confiait Baselitz au micro de France Inter en 2023. Aujourd’hui je ne peux plus me permettre de me tenir un mois devant un tableau pour l’améliorer. J’ai trouvé des méthodes qui me permettent dans une journée, ou en quelques heures, de faire ce que j’ai voulu faire.” Après avoir fait de son déambulateur un outil il y a deux ans, l’artiste – désormais âgé de 87 ans – a continué dans cette lancée en faisant donc rouler son fauteuil sur les toiles, qu’il peint au sol depuis des décennies dans son grand atelier sur les bords du lac Ammer, non loin de Munich.

    Si l’on peut aussi apercevoir ses empreintes de chaussures sur les œuvres, ce nouveau procédé traduit une atteinte plus directe au sujet et à sa corporalité. Principalement peints dans des tonalités blanches ou pastel, ces figures presque spectrales semblent ainsi se dissoudre dans les fonds gris sombre à travers ces “fils” ectoplasmiques. Un gris récurrent qui, comme l’écrit le critique d’art Bernard Blistène dans le catalogue consacré à l’exposition, évoque l’ardoise sur laquelle “l’enfant esquisse et efface son dessin” à la craie, et que deux toiles accrochées contrastent par la présence plus surprenante d’un fond bleu ciel et d’un fond vert d’eau.

    Le retour de l’artiste à la sculpture

    Outre cette innovation picturale notable, l’exposition de l’Allemand à la galerie Thaddaeus Ropac marque son retour à la sculpture, pratique qu’il avait délaissée depuis dix ans. Dès l’entrée dans le bâtiment, une figure noire totémique de quatre mètres de hauteur nous surplombe, la tête réduite à un ovale sans visage. Derrière quatre immenses bras descendant vers le sol tels des tentacules, un corps hiératique debout se distingue au cœur de la sculpture, comme enfermé dans cette “carapace”, qui pourrait bien aussi le protéger.

    Fidèle à la technique qu’il développe depuis les années 2010, l’artiste a réalisé l’œuvre avec un assistant menuisier qui, sous ses indications, a taillé dans un tronc d’arbre avant d’en faire un moulage et de le couler dans le bronze. Les traces de hache et la texture du bois surgissent dans cette pièce monochrome, réveillée par la lumière qui s’infiltrent dans ses creux et fissures. On peut y voir également un clin d’œil aux sculptures, intégralement noires elles aussi, que Baselitz avait présenté pour sa toute première exposition à Pantin, intitulée “Le côté sombre”. 

    Des dessins remarquables

    Le corpus inédit offre également l’occasion de (re)découvrir un pan moins souvent montré de sa pratique : le dessin, à travers un ensemble de quatorze œuvres à l’encre noire ou rouge sur papier. Ici, le trait se fait encore plus expressif, aussi énergique que tremblotant, évoquant même des peintres comme Tracey Emin pour laquelle Baselitz a déjà dit son admiration. Dans un ballet avec son fameux “lit de fer” (Eisenbett), que l’artiste laisse également apparaître dans certaines toiles depuis des années, les corps flottent au-dessus ou à ses côtés, y paraissant irrémédiablement liés, jusqu’à s’en trouver prisonniers.

    À l’image des cadres et les lignes qui délimitaient les fonds des portraits de Francis Bacon, le lit amène la structure dans les espaces indéfinis et sans perspective de Baselitz. Lieu du repos, de l’évasion mentale et du surgissement de l’inconscient, il devient ici un acteur ambigu voire menaçant : l’outil qui dompte les corps affaissés, la cage qui les contraint et matérialise la rectitude d’un monde auquel ceux-ci peinent de plus en plus à s’adapter.

    Georg Baselitz : un artiste ancré dans le présent

    Pourtant, l’exposition Ein Bein von Manet in Paris se trouve bien loin de l’aveu d’échec, ou du constat fataliste d’un artiste dépassé par l’évolution de son propre corps. La série de peintures présentées ici a d’ailleurs été réalisée en à peine trois mois. Par l’exploitation plastique de son récent “compagnon de vie” mécanique, Georg Baselitz embrasse avec générosité ses propres limitations physiques, dans le sillon d’artistes comme Hans Hartung qui, bien qu’amputé à deux reprises, a redoublé d’ingéniosité pour peindre depuis son propre fauteuil.

    Et si certains peuvent voir dans les figures vieillissantes voire spectrales qui peuplent les murs de la galerie Ropac la chronique annoncée d’une disparition prochaine, leur auteur s’est plusieurs fois dit bien peu intéressé par l’au-delà et ses propres lendemains : “Je déteste le futur. Je ne veux rien en savoir, le passé me comble. Plus on remonte loin dans le temps, plus je me sens heureux”, confiait-il il y a quatre ans dans une interview au magazine Profil. Portée par une palpable force de vivre, l’exposition apporte toutefois une nuance à ces propos : Georg Baselitz est avant tout un artiste ancré dans le présent.

    Georg Baselitz, “Ein Bein von Manet aus Paris”, exposition jusqu’au 26 juillet 2025 à la galerie Thaddaeus Ropac, Pantin.