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Urs Fischer
Il sculpte pour que cela disparaisse. Urs Fischer, artiste contemporain d’origine suisse, bouscule les conventions du matériau, du temps et de la forme. Avec des œuvres géantes en cire, des installations immersives et une philosophie de l’impermanence, il est devenu une figure centrale de l’art conceptuel mondial.
Publié le 18 juin 2025. Modifié le 29 juillet 2025.

Des sculptures monumentales pour interroger le réel
Les œuvres de Urs Fischer, souvent gigantesques, sont pensées pour fondre, se détruire, se consumer. Chez lui, la matière vit, puis disparaît. Son installation Untitled (Big Clay #4), immense sculpture en aluminium brossé installée à New York en 2013, réinvente le geste enfantin du modelage en monument brut, insolent, presque grotesque. Pourtant, derrière cette apparente naïveté, se dessine une réflexion sur la monumentalité contemporaine, sur l’empreinte laissée par un geste spontané dans l’espace public.
À l’inverse, You (2007), gigantesque trou creusé à même le sol d’une galerie new-yorkaise, devient sculpture négative. Rien à voir, tout à ressentir. Cette œuvre invisible, mais profondément physique, oblige le visiteur à négocier son propre espace. Elle invite à penser la sculpture comme soustraction, comme absence agissante. De la matière, il ne reste qu’un vertige.
De plus, ses bougies sculptées de visages géants — Francesco ou Rudi — se consument lentement, transformant la représentation humaine en vanité spectaculaire. Au fil des heures, les traits fondent, les visages s’effacent, le temps défigure l’œuvre. Dès lors, Fischer ne fige rien : il laisse l’art s’altérer, dépérir, vivre. Même une chaise en pain ou un mur de pain d’épices, comme dans Bread House (2004–2005), devient support d’une méditation ironique sur l’éphémère et l’absurde. Ainsi, il mêle enfance et ruine, humour et mélancolie.
Car chez lui, la sculpture devient performance : fragile, temporelle, mais d’un impact visuel saisissant. Chaque œuvre interroge nos attentes : faut-il que l’art dure ? Ou suffit-il qu’il frappe ?
Matériaux non conventionnels
Cire, fruits, plastique, bois, argile — Urs Fischer convoque l’imprévu comme matière première. En 2009, Problem Painting fusionne toile et sculpture en utilisant des fruits réels incrustés dans la peinture, qui pourrissent avec le temps. À rebours du bronze ou du marbre classiques, il travaille la décomposition, la moisissure, le déséquilibre. Il détourne les codes de la sculpture pour dialoguer avec l’éphémère, le trivial, l’humain. L’objet chez Fischer n’est jamais ce qu’il semble : il glisse, se creuse, dégouline, défie les sens.
Une œuvre à la fois brute et hyper-conceptuelle

Chez lui, les installations immersives prennent le visiteur à rebours. On pénètre des espaces absurdes, parfois dérangeants, où le sol se dérobe ou les formes dégoulinent. Chaos #1–#501 (2021) en est un exemple radical : une série d’objets du quotidien scannés en 3D et mis en mouvement en duos aléatoires — danse d’objets banals devenus métaphysiques. Un briquet qui s’unit à une tong, une poêle qui gravite autour d’un rouleau de papier toilette : chaque duo, aussi improbable soit-il, révèle une tension poétique inattendue. Ainsi, ce ballet mécanique interroge notre rapport aux choses, aux rythmes du monde, à la répétition absurde du réel.
Par ailleurs, cette œuvre numérique explore une autre forme de fugacité. Bien que virtuelle, elle reproduit le flux de la vie contemporaine : instable, bruyant, saturé. L’art contemporain selon Urs Fischer est donc une traversée : on y perd ses repères, on y gagne un vertige. On ne regarde pas, on plonge.
Une réflexion sur la forme et le processus

Artiste conceptuel autant que sculpteur, Urs Fischer revendique le hasard, l’accident, le déséquilibre comme langage. Dans ses œuvres collaboratives comme YES (2011), il invite le public à modeler une sculpture collective en pâte à modeler — diluant l’auteur dans le processus. Ce n’est pas la finalité qui l’intéresse, mais le devenir. L’inachevé devient esthétique. Le temporaire, une forme d’éternité.
La galerie Gagosian, rue de Castiglione, a accueilli en mars 2024 Beauty, une exposition consacrée aux nouvelles œuvres de la série Problem Paintings (2010–) d’Urs Fischer. Présentée à partir du 5 mars, cette installation prolonge un cycle entamé à l’automne 2023 avec la sculpture monumentale Wave (2018) exposée place Vendôme, et la toile Candyfloss(2023), visible depuis la vitrine de la galerie rue de Ponthieu. Fidèle à son esthétique de l’accident et de la distorsion, Fischer y interroge la perception contemporaine à travers des images volontairement discordantes. Comme il l’écrit lui-même : « Beauty is genetic, not aesthetic. »
Mariant une variété étourdissante de matériaux et de techniques, tant classiques qu’expérimentales, l’artiste suisse détourne l’échelle, recompose les genres, et perturbe nos repères visuels. En réactivant certains motifs historiques, il rejoue le portrait, le genre, la figure — tout en les décomposant. La série Problem Paintings se distingue par son aplatissement volontaire des hiérarchies : Fischer y assemble des éléments hétérogènes — visages, objets triviaux, textures absurdes — dans un collage numérique aussi ironique que vertigineux. Chaque œuvre devient ainsi un terrain d’ambiguïté, où les associations perdent leur sens premier, et où l’image cesse d’être évidente.
À travers ces portraits hybridés, l’artiste n’illustre pas : il fracture. Il introduit un décalage, une friction, un trouble. En cela, Beauty ne cherche ni la séduction ni l’harmonie, mais installe une esthétique de la collision — entre réel et fiction, mémoire et surface, beauté et dysfonction.
Et demain ?
Urs Fischer est aujourd’hui l’un des rares artistes contemporains à conjuguer popularité et rigueur conceptuelle. De la Biennale de Venise au MoMA ou de la Bourse de Commerce à Tokyo, ses expositions attirent autant les amateurs que les théoriciens de l’art. Il incarne une hybridation rare entre art visuel et pensée. Avec ses sculptures monumentales, ses installations périssables, il façonne une œuvre en mouvement. Une œuvre à vivre, à perdre et à recommencer.