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10 jan 2025

L’artiste Portia Zvavahera invoque les anges à la Fondation Louis Vuitton

Révélée à la Biennale de Venise en 2013, où elle représentait son pays, le Zimbabwe, Portia Zvavahera présente jusqu’au 3 mars sa première exposition muséale en France, à la Fondation Louis Vuiton. La peintre dévoile pour l’occasion une immense fresque inspirée par les rêves et croyances qui l’habitent.

Portia Zvavahera, Imba Yerumbidzo (Maison de Grâce) (détail) (2024). Vue de l’installation Open Space #15 à la Fondation Louis Vuitton, Paris. © Portia Zvavahera. Photo : © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage.

L’exposition de Portia Zvavahera à la Fondation Louis Vuitton

Chaque matin depuis qu’elle est petite, Portia Zvavahera s’attelle à un exercice assidu : se souvenir de ses rêves. Au saut du lit, l’artiste zimbabwéenne attrape le petit carnet qu’elle conserve sagement à son chevet, et tente de dessiner au crayon les images qui ont traversé son esprit. Plus tard, certains de ces croquis réapparaîtront, en bien plus grand format, sur ses toiles. Depuis la fin de ses études il y a près de vingt ans, ce sont donc des centaines de rêves que la trentenaire a su remettre en forme, libérant des créatures humanoïdes ou animales dans des scènes fantasmagoriques souvent imprégnées de tendresse et de magie, incitant au recueillement.

Depuis la mi-octobre, l’une des galeries de la Fondation Louis Vuitton, en dévoile un exemple saisissant. Sur un panneau de dix-sept mètres de large et trois mètres de haut, la peintre invitée par le musée parisien a réalisé, pour sa première exposition personnelle dans une institution française, une fresque magistrale où se croisent sur un fond rougeoyant des personnages ailés ou voilés, des visages assoupis et des têtes sans visages. Les corps se confondent dans une immense figure blanche presque liquide qui envahit de ses ailes éblouissantes, d’une extrémité à l’autre de la cimaise concave, un décor dominé par les tonalités rouge carmin. Avec cette production inédite aussi dense que poétique, Portia Zvavahera réalise – à ce jour – la plus grande œuvre de sa carrière.

Portia Zvavahera dans son studio, 2021. Photo : Gianluigi Guercia. Courtesy Stevenson and David Zwirner.

Une artiste qui voit ses rêves comme des prophéties

C’est seulement quelques semaines avant sa première visite du musée à Paris, début 2024, que l’idée de la pièce émerge dans son esprit. Alors malade et alitée chez elle à Harare, l’artiste rêve qu’elle est suivie par des anges vêtus de blanc, telles des figures protectrices lui venant en aide. Comme de coutume, la Zimbawéenne voit dans ces images un message primordial et commence à les retranscrire sur des rouleaux de lin. Il convient de le rappeler : sa mère et sa grand-mères, très croyantes, ont toujours vu dans les songes une dimension prophétique. Ce sont elles qui ont d’ailleurs éduqué la jeune femme, désormais à l’aube de son quarantième anniversaire, à l’exercice délicat de leur restitution, en lui demandant chaque jour ce dont elle avait rêvé la veille.

“Portia Zvavahera voit les rêves comme une communication avec une instance supérieure qui la guidera dans sa vie, explique Ludovic Delalande, commissaire de son exposition à la Fondation Louis Vuitton, qui a découvert l’artiste en 2013, lorsqu’elle représentait le Zimbabwe à la Biennale de Venise. Pour elles, les rêves ne mentent jamais.” Imprégnée à la fois par sa foi chrétienne et des croyances indigènes de son entourage, notamment celles du peuple Shona, l’artiste voit le sommeil et la prière comme les moments propices à créer des ponts entre le monde des vivants et celui des morts. Les personnages de ses toiles lui viennent d’ailleurs souvent à l’esprit lorsqu’elle se recueille religieusement.

Les figures fluides et spectrales de Portia Zvavahera

Mais si le propre des rêves est de déborder le domaine du tangible, ne se heurtent-il pas inévitablement aux limites de l’imagination et de la représentation humaines ? Chez l’artiste, ces zones floues laissées par l’inconscient s’incarnent dans les figures qui peuplent ses œuvres, représentées à la peinture à l’huile et au pastel. Plutôt anthropomorphes, leurs silhouettes restent néanmoins assez schématiques, définies par quelques lignes : on y retrouve généralement les têtes et le tronc, plus ou moins disproportionné selon les situations, et parfois les bras et les jambes, qui peuvent eux aussi être hypertrophiés.

La plupart des corps peints par Portia Zvavahera s’apparentent plutôt à des formes malléables, voire spectrales. Dans ses œuvres, les arrière-plans colorés emplis de motifs, l’absence de ligne d’horizon et de perspective génère des environnements indéfinis où ces personnages semblent flotter, comme dans les airs ou sous les eaux. Le spectateur se perd alors d’autant plus dans ces méandres colorés qui, par la fluidité des formes et la densité des éléments, paraissent en perpétuel mouvement.

Portia Zvavahera, Imba Yerumbidzo (Maison de Grâce) (détail) (2024). Vue de l’installation Open Space #15 à la Fondation Louis Vuitton, Paris. © Portia Zvavahera. Photo : © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage.

Le goût pour les couleurs et le décor, dans la lignée de Klimt

Par leur vibration et leur intensité, les couleurs des toiles de l’artiste saisissent immédiatement les spectateurs Fréquemment s’y croisent des bordeaux et violets intenses, plus ponctuellement réveillés par des bleus froids, jaunes et oranges, qui baignent ensemble les scènes d’une atmosphère hallucinatoire. Mais c’est avant tout le rouge qui triomphe dans la plupart de ses œuvres, comme celle de la Fondation Louis Vuitton, qui s’en fait la prégnante illustration.

Ici s’établit un savant équilibre entre, en arrière-plan, cette couleur chaude, puissante et irrémédiablement passionnelle, et le blanc presque immaculé de la figure polycéphale qui envahit la fresque – blanc défini par les espaces vides laissés sur la toile, et non peint par l’artiste. On se sent comme plongé dans un “placenta pictural”, régi par les couleurs primitives du sang et du lait.

Portia Zvavahera, Kubatwa kwemazizi (Captured owls) (2022). © Portia Zvavahera. Courtesy Stevenson and David Zwirner.

La technique du batik chez Portia Zvavahera

Parmi ses influences artistiques européennes, Portia Zvavahera cite Edvard Munch et Egon Schiele – on retrouve chez elle leur goût pour l’expression des émotions passant par la déformation de la figure humaine –, mais aussi, et surtout, Gustav Klimt. À l’instar du père de la Sécession viennoise, la peintre accorde une place majeure au décor et a l’habitude d’orchestrer sa rencontre avec les corps, notamment à travers le vêtement. De son travail du motif, contrasté par des espaces de respiration laissés immaculés dans ses compositions, naît un jeu habile entre les vides et les pleins.

Pour ce faire, l’artiste zimbabwéenne s’approprie une technique traditionnelle, le batik, qui consiste à tracer des motifs à la cire d’abeille sur la surface, puis peindre par-dessus avant de retirer la cire. À l’image du pochoir, cette technique permet à ses dessins de jaillir d’autant plus des fonds colorés grâce au vide blanc laissé par la cire. Parfois, des fleurs émergent même de ces formes répétitives souvent abstraites, libres ou géométriques. Passionnée par le monde floral, l’artiste visite régulièrement son jardin pour définir instinctivement sa palette chromatique.

Portia Zvavahera, Dare (the meeting) (2023). © Portia Zvavahera. Courtesy Stevenson and David Zwirner.

L’atelier : un espace de création, et de méditation

Pour Portia Zvavahera, l’atelier est un espace de création mais aussi de méditation, où le silence est de mise. “Portia devient plus spirituelle dans l’atelier, précise Ludovic Delalande. Elle cherche à s’y remettre en condition pour faire ressurgir les émotions qu’elle a ressenties lors de ses songes.” Une approche presque thérapeutique pour l’artiste, comme elle l’explique au commissaire dans un entretien : “Peindre mes rêves me permet de résoudre certaines expériences vécues”. L’atelier reste, et restera le centre névralgique de sa production : d’ailleurs, si l’artiste avait envisagé de peindre sur les trois murs de la galerie à la Fondation Louis Vuitton, elle a finalement choisi de composer son œuvre à partir des dessins préparatoires réalisés au sol, dans l’intimité de son studio.

“Cette œuvre est une façon de reconnaître la présence des anges autour de moi, ajoute l’artiste. En voyant ces figures blanches, j’ai eu l’impression d’être en sécurité, d’être protégée.”. Intitulée Imba Yerumbidzo, qui signifie “maison de grâce” en langue shona, sa production in situ décrit ainsi l’espace d’exposition comme un lieu de culte, sacré. Une forme de chapelle dans laquelle les visiteurs pourront peut-être sentir à leur tour, derrière cette impressionnante fresque, la chaleur et la lumière de ces anges bienveillants.

Open Space #15 : “Portia Zvavahera, Imba Yerumbidzo (Maison de Grâce)”, jusqu’au 3 mars 2025 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.