24 déc 2024

Pourquoi le Black Metal fascine-t-il autant ? (épisode 1/3)

Genre radical classifié parmi les musiques extrêmes, le Black Metal voit aujourd’hui ses codes explorés et déclinés tant par l’art contemporain que par la mode. Sur la scène internationale, la France est l’un des viviers de talents les plus actifs de ce courant apparu à la conscience du monde dans les années 90. Numéro Homme a rencontré, et photographié, trois des groupes français les plus porteurs pour réfléchir avec leurs membres à ce que représente de nos jours ce style musical. Dans ce premier épisode, anatomie et état des lieux d’un genre musical incompris.

Par Delphine Roche.

Portraits par Pieter Hugo.

Heimoth (à gauche) et Saint Vincent (à droite) du groupe Seth pour Numéro Homme.

Le Black Metal, un genre musical obscur

S’il est un genre musical a priori obscur, c’est bien le black metal. Dans les années 90 en Norvège, le grand public découvre l’existence de ce courant à l’occasion de nombreux incendies d’églises : un certain Varg Vikernes, homme-orchestre du groupe Burzum, s’en proclame alors responsable par voie de presse. Loin de s’arrêter en si bon chemin, Vikernes assassine en 1993 le fondateur du groupe Mayhem, Øystein Aarseth, alias Euronymous. Il passera quinze ans en prison, puis s’installera en France, où il sera condamné, en 2014, à une peine de six mois avec sursis pour incitation à la haine raciale. Sa radicalité s’inscrit dans le cadre du mouvement néonazi norvégien, du suprémacisme blanc et du paganisme nordique qui rejette la christianisation du nord de l’Europe et cultive une idéologie darwiniste. 

Dans notre époque qui se déchire sur l’opportunité de séparer l’œuvre de l’artiste, on imagine bien que Varg Vikernes représente un cas d’école… Les albums de Burzum, tout en riffs répétitifs et froids, et nappes synthétiques glaciales proches de l’ambient, sont d’une beauté sombre et fascinante.

Dans ces vastes paysages sonores, une voix spectrale évoque la puissance de la nature, la solitude et la mythologie nordique, en se gardant de toute incitation explicite à la haine. Quelques minutes de surf sur Internet suffisent à cerner la diversité des réactions que suscite le musicien : mélomanes dithyrambiques, ou activistes outrés que les albums de Burzum soient encore vendus chez certains disquaires et disponibles sur les plateformes de streaming. 

Cette naissance officielle dans les flammes de l’enfer entoure le black metal d’une aura sulfureuse et d’un quiproquo : la radicalité politique de Varg Vikernes, et celle du National Socialist Black Metal (courant encore existant), sont des éclats de lumière déchirants, trop crus, dans le paysage d’un genre voué aux brumes poétiques de l’art. “Les néonazis existent sur la scène black metal, mais il s’agit d’un épiphénomène qui n’est en rien structurel”, explique Nicolas Bénard, historien et auteur du livre La Culture hard rock (éd. Dilecta, 2008). À rebours du sensationnalisme, il est opportun de tracer d’autres généalogies de ce courant relevant des “musiques extrêmes”, qui transgressent les goûts mainstream et même les limites de ce qui semble parfois humainement écoutable. Et qui proposent, dans le cas du black metal, une véritable Weltanschauung, une vue métaphysique du monde, une réflexion sur la place de l’homme dans l’univers.

Seth – Dans le Cœur un Poignard (2024).

Le black metal était un entre-soi, on appartenait à quelque chose que la plupart des gens ne pouvaient pas comprendre.”

Saroth, guitariste du groupe contemporain Pensées Nocturnes.

Il existe en vérité deux origines du black metal, nuance Gérôme Guibert, professeur des universités en sociologie à la Sorbonne Nouvelle et membre de l’International Society for Metal Music Studies (ISMMS). Pour la génération X, il est né en Angleterre avec l’album du groupe Venom intitulé Black Metal, en 1982, qui emprunte le thème du satanisme. Le groupe ne pratiquait pas activement ce culte, il s’agissait plutôt d’une provocation. Le rejet de la religion chrétienne est cependant très présent aux origines du genre, et il s’appuie lors de la deuxième vague, norvégienne – celle des groupes Mayhem, Burzum, Emperor, Gorgoroth –, sur la théorie que la culture nordique païenne a été détruite par la christianisation des pays scandinaves. Aujourd’hui, le satanisme souvent de pacotille a laissé la place à un néo-paganisme pacifique, qui déifie la nature. Par exemple, le cascadian black metal défend la préservation de l’environnement, avec des groupes comme Wolves in the Throne Room.” 

Dans un chapitre de son ouvrage Italie du Sud et magie (éd. Gallimard, 1963), l’anthropologue Ernesto de Martino retrace l’histoire de la croyance dans le mal et dans la magie noire, plus précisément le mauvais œil. Il rappelle qu’au xixe siècle, le poète britannique lord Byron inventait l’archétype du héros romantique et satanique, pâle et ténébreux, affligé par son incapacité à contrôler ses propres pouvoirs maléfiques, ne sachant aimer sans tuer l’objet de ses élans (on pense au vampire du roman de Bram Stoker, duquel est adapté le film Dracula de Francis Ford Coppola).

Heimoth, guitariste et cofondateur du groupe Seth pour Numéro Homme.

Le Black Metal, entre représentation du mal et culte secret

Le mal, dans la culture occidentale, devenait alors le côté sombre de la psychologie humaine, et ouvrait le champ à de nouvelles représentations artistiques. Il n’est pas difficile de tracer une ligne droite entre le héros byronien et le “black metalleux” (qui fut d’abord anglais), esthète et mélancolique, mystique et misanthrope – sans toutefois, rassurons-nous, être en général un assassin. 

Constitué à ses débuts comme une représentation du mal, un repoussoir pour le grand public, le black metal prend alors la forme d’un culte secret dont les cassettes s’échangent sous le manteau, permettant de découvrir une musique au son sale, d’une violence presque grotesque comme celle de Mayhem (cadences infernales, chant hurlé, riffs agressifs), planante et glaçante comme celle de Burzum, ou encore majestueuse et symphonique comme celle d’Emperor. “Les photos des groupes étaient obscures et, dans les interviews qu’ils donnaient aux fanzines, les musiciens tenaient des propos extrêmes, faisant par exemple l’apologie du meurtre, explique Saroth, guitariste du groupe contemporain Pensées Nocturnes. Cachés derrière du maquillage et des pseudonymes, les groupes étaient des entités abstraites, absolument terrifiantes. Le black metal était un entre-soi, on appartenait à quelque chose que la plupart des gens ne pouvaient pas comprendre. Aujourd’hui, tout cela paraît suranné, enfantin, et le black metal a changé de mentalité, à l’exception des musiciens qui approchent la cinquantaine.” 

Épisode 1 sur 3 de notre enquête “Pourquoi le Black Metal fascine-t-il autant ?”