Les femmes-araignées de la photographe Anna Prudhomme, entre pudeur et délivrance
Dans sa série photographique Arachnées, Anna Prudhomme emprisonne des femmes dans une toile de tulle inextricable. Plongées dans le noir complet, dans l’attente interminable d’un flash, ses modèles féminins parachèvent leur mue en divinités somptueuses et dérangeantes. Ou comment interroger l’hypersexualisation sans verser dans l’érotisme… Rencontre.
Par Alexis Thibault.
Arachnées, la série photographique d’Anna Prudhomme inspirée par une figure mythologique
Dans la mythologie gréco-romaine, aucune broderie ne résistait au talent d’Arachné, tisseuse hors pair et malencontreuse victime du courroux de la déesse Athéna, jalouse qu’une simple mortelle puisse prétendre à un tel talent d’artisanat. Sortie victorieuse d’un défi lancé par la fille de Zeus elle-même, Arachné subit aussitôt l’ire de cette dernière. Ravagée par la honte de son arrogant succès, elle décide de mettre fin à ses jours et se pend. Mais une seconde vie lui sera finalement offerte, sous la forme d’une araignée cette fois, afin que sa toile puisse enfin s’étendre pour l’éternité…
Anna Prudhomme photographie-t-elle des proies ou des araignées ? Peut-être les deux à la fois. Enfermées dans un voile de tulle inextricable – et dans le cadre d’une photographie –, les modèles de la jeune photographe parisienne semblent étonnamment libres. Inspirée par le travail de Julia Margaret Cameron (1815-1879) et de Francesca Woodman (1958-1981) – deux artistes dont les travaux ont été réunis cette année lors d’une exposition de la National Portrait Gallery, à Londres –, la Parisienne révèle, dans sa série sobrement intitulée Arachnées, des corps, des regards, des visages et des complexes évanescents. Des identités, tout simplement.
Une séance qui se déroule dans le noir complet, comme s’il fallait que l’obscurité survienne pour qu’enfin les corps prennent vie. Des figures figées, surnaturelles, puissantes et vulnérables à la fois qui démontrent, une fois de plus, que le corps dénudé d’une femme peu évidemment échapper à l’érotisme… Rencontre.
La photographie d’Anna Prudhomme est-elle érotique ?
Numéro : Votre série photographique, Arachnées, présente des femmes dénudées. Peut-on la qualifier d’érotique pour autant ?
Anna Prudhomme : Non, je ne crois pas. D’ailleurs, les images sur lesquelles les femmes sont les plus dénudées sont souvent celles où elle sont le moins… érotisées. Ma recherche était principalement esthétique : que représentent, visuellement, ces figures figées ? Les femmes subissent toujours le fardeau de la représentation, elles sont des objets de désir, quelque chose que l’on esthétise par le regard avant d’être autre chose… Les femmes de cette série symbolisent toutes les différentes figures de la féminité et j’aime le fait que certaines images soient dérangeantes. Certaines personnes ne comprennent pas ces images. Ce n’est pas grave.
L’hypersexualisation est-elle un procédé volontaire visant à justifier votre propos ?
Je voulais surtout que les images se répondent entre elles. Vous trouverez la figure de la femme enceinte, mère absolument intouchable, celle de la jeune vierge effarouchée, également intouchable, puis d’autres femmes, clairement sexualisées, en porte-jarretelles, par exemple, qui ont pleinement conscience du pouvoir de leur féminité… Chaque modèle pouvait jouer et s’approprier cette toile comme il le souhaitait. Certaines en faisaient une parure royale, d’autres s’enfermaient dedans ou, au contraire, tentaient de s’en extirper.
Et que symbolise cette toile selon vous ?
Les différentes constructions de la féminité, un carcan que l’on peut accepter où que l’on peut, à l’inverse, totalement rejeter. Cette toile agit comme un costume permettant aux femmes d’incarner un rôle. L’hyersexualisation, on peut se l’approprier, la tordre ou accepter qu’elle devienne notre propre cellule… Avant de me lancer dans cette série, j’ai longuement discuté avec les filles. Je voulais comprendre leur vision de la féminité et de leur propre corps. Le résultat est presque anecdotique comparé à tout le chemin que nous avons parcouru…
Comment avez-vous appréhendé cette séance photographique dans l’obscurité la plus totale ?
Parce que nous étions dans le noir complet, il fallait s’accorder au préalable sur une pose, la figer, puis enfin éteindre la lumière. Les modèles pouvaient faire bouger cette toile assez rigide, une sorte de voile de tulle mais en plastique. L’obscurité était aussi un facteur très important puisqu’elle rendait la séance moins intimidante…
Que voulez-vous dire par là ?
Je me suis moi-même retrouvée dans des situations de vulnérabilité, à l’âge de 16 ans, lorsque je posais devant un objectif. J’ai eu le temps de réfléchir à la façon dont j’aurais voulu être dirigée. Peu importe votre expérience en tant que modèle, il ne sera jamais vraiment agréable de poser en culotte, à moitié nue. Le fait que les filles me voient accroupie face à elles, tordue dans tous les sens, prête à éteindre la lumière, à capturer l’image, puis à rallumer, rééquilibrait un peu les choses… Avec le temps, j’ai appris à transformer le rapport de domination tacite entre un modèle et un photographe. Je voulais que les filles se sentent le plus à l’aise possible et, pour cela, il fallait qu’elles comprennent que j’étais, moi aussi, physiquement en difficulté.
Aviez-vous déterminé le nom de votre série, Arachnées, avant même d’obtenir toutes les images ?
Au départ, la série s’intitulait In A Girl’s Web. La question était simple : êtes-vous la proie coincée dans cette toile ou, au contraire, l’araignée qui la produit ? Je songeais alors à la dichotomie force/faiblesse qui reste l’apanage du genre féminin. La figure d’Arachné n’est venue que bien plus tard : une femme qui crée, une femme résolument féministe qui s’oppose, dans ses créations, aux figures de l’Olympe. J’ai donc cherché à essentiellement capturer des femmes artistes…
Faut-il forcément dénuder les femmes pour proposer une œuvre féministe ?
Je comprends ce que vous voulez dire. Dans mon travail, le nu fait moins référence à une revendication féministe qu’à une esthétique historique et référencée. Pour ne rien vous cacher, dans la première partie de ma série, les modèles portaient des robes, des robes blanches intemporelles. Peu à peu, j’ai inconsciemment choisi les images sur lesquelles les modèles étaient les plus dénudées. Pourquoi ? Sans doute parce que je les trouvais plus vraies. Plus vraies dans chacun des personnages qu’elles incarnaient. Le voile et sa dimension modulable est alors devenu une solution évidente.
Vous proposez différents formats de tirages, comment les avez-vous choisis ?
Je souhaitais proposer différents formats pour construire une sorte de constellation à la manières des portraits de famille anciens dans les vieilles demeures anglaises. L’utilisation de la marie-louise [un cadre intermédiaire placé entre une œuvre encadrée sans vitre] nous projette dans un autre temps et évoque les médaillons dans lesquels on glissait les portraits de nos proches. Concernant le tirage papier, j’ai choisi le plus mat possible. Une sorte de papier à dessin qui fait aussi référence aux techniques d’impression du XVIIIᵉ siècle.
Comment expliqueriez-vous votre travail à une petite fille de dix ans ?
Je lui dirais que je cherche à construire un imaginaire, à comprendre ce que signifie “le féminin”. Je lui dirais que ce n’est qu’une construction, des rôles joués par des femmes différentes, à des moments différents. Si elle le souhaite, elle peut être toutes ces femmes à la fois… ou aucune d’entre elles.
Arachnées (2024), une série photographique d’Anna Prudhomme.