Les confessions de Jorja Smith : “J’ai tellement de chance de pouvoir aider les gens à se sentir moins seuls”
La star du R’n’B britannique Jorja Smith a sorti il y a peu un excellent single, High, ainsi que la version réenregistrée (plus jazz) de son dernier album pop-house-soul-rock audacieux, Falling of Flying, intitulée Falling of Flying (Reimagined). Alors que la chanteuse sera en concert à Paris (Salle Pleyel), les 11 et 12 septembre 2024, retour sur notre interview avec la chanteuse, évoquant le chaos qui nous entoure, son retour à sa ville natale et le poids des jugements.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Elle a été comparée à Amy Winehouse – son idole – et à Lauryn Hill et admire Alicia Keys et Rihanna. Mais il ne faut pas s’y tromper : Jorja Smith ne ressemble qu’à elle-même. Depuis son explosion en 2016 avec son single Blue Lights, un hymne émouvant contre les violences policières, la chanteuse anglaise de 27 ans a imposé sa voix sensuelle et spirituelle, son authenticité et son beau visage dans le paysage du R’n’B mondial. Après un superbe premier album, Lost & Found, qui a vite trouvé son public, et des collaborations avec Drake, Burna Boy, Kendrick Lamar, Stormzy et Kali Uchis, l’artiste signe un nouveau chapitre de sa vie déjà bien remplie.
Jorja Smith, en concert à Paris
Celle qui a défilé pour Marine Serre et a été ambassadrice maquillage pour Dior a publié en septembre 2023 un album aussi langoureux qu’audacieux, Falling or Flying. Un disque qui parle d’amour et de « de se mettre à nu dans un monde très critique alors (que l’on a) toujours été (sa) première critique », sur fond de pop, de house, de rock et de R’n’B .
Alors qu’elle est en concert à Paris (Salle Pleyel) les 11 et 12 septembre, on a rencontré cette icône à la fois puissante et vulnérable de la Gen Z, suivie par près de 4 millions de fans sur Instagram. Alors que son la version réenregistrée du disque, Falling of Flying (Reimagined), retour sur une interview intimiste.
L’interview de la chanteuse Jorja Smith sur son album Falling or Flying
Numéro : Pourquoi avoir choisi d’intituler votre nouvel album Falling or Flying (« En chutant ou en volant ») ?
Jorja Smith : Il y a une chanson sur l’album qui s’appelle comme ça, mais le nom de l’album n’a rien à voir avec ce morceau. Cela vient d’une discussion avec l’une de mes meilleures amies. Je lui disais ce que je ressentais en expliquant que j’avais l’impression de ne pas savoir si j’étais en train de tomber ou de voler. C’est une sensation qui a démarré il y a presque trois ans et le début de la création de l’album correspond à cette période. Je ne pouvais pas dire si j’allais bien ou mal, si j’étais heureuse ou triste, si je perdais ou gagnais. Si vous me connaissez bien, je n’ai jamais vraiment été dans les entre-deux. Je suis soit une chose, soit une autre. Soit je suis obsédée par quelque chose, soit je ne suis pas du tout concentrée, par exemple. C’est aussi l’album qui tombe ou vole. Car lorsqu’on l’écoute, il vole, puis tombe puis bascule de nouveau, telles des montagnes russes. Il se peut donc qu’en l’écoutant, vous ayez envie de rire et de pleurer en même temps.
Comment est né cet album ?
C’est la première fois que je démarre un album de presque zéro. Il y avait environ trois chansons, seulement, déjà écrites auparavant. J’ai créé ce disque avec mes amies productrices du duo DameDame de manière libre et très naturelle, sans deadline. Je connais l’une d’entre elles depuis que j’ai 15 ans. Nous nous sommes simplement retrouvées et amusées. Nous avons mangé, parlé, et spontanément nous avons écrit des chansons. Lost & Found, mon premier album, sorti en 2018, a été imaginé très différemment, comme une collection de morceaux écrits entre 16 et 18 ans que j’avais déjà joués en live. Car j’ai commencé à chanter très jeune, notamment devant les autres, sans forcément vouloir devenir célèbre.
D’où vient l’inspiration de vos paroles qui abordent des thèmes comme les sentiments amoureux compliqués, le jugement des autres, le chaos qui nous entoure…
Je me suis inspirée de la vie, de conversations que j’ai eues avec des amies sur ce qui se passe dans le monde et dans mon existence. Je me suis demandé : « Comment nous nous sentons ? » ; « Comment je me sens ? » Avec la sortie de cet album, c’est un livre, ou plutôt un journal intime, qui se ferme. J’ai l’impression d’être devenue une femme en écrivant ces chansons. J’étais vraiment une enfant au moment de Lost & Found, qui est sorti en 2018. Je suis encore jeune, j’ai 26 ans mais j’en sais plus sur qui je suis aujourd’hui. J’ai l’impression d’avoir vécu de nombreuses choses depuis mes débuts dans la musique. La vie a tellement changé et j’ai changé, que ce soit concernant ma façon de gérer les choses ou de me fixer des limites. Il y a tant de points de vue différents et de sentiments que j’ai envie d’aborder aujourd’hui.
“Depuis que je suis revenue dans ma ville natale, je me sens moins stressée par le fait de ne pas sortir assez vite de nouveaux morceaux.” Jorja Smith
Toutes les chansons parlent-elle de vous ?
Non, je m’inspire également d’autres personnes, sauf que lorsque je réécoute ces morceaux par la suite, c’est comme si je les chantais pour moi-même. C’est le cas de la chanson She feels par exemple. Au départ, je parlais d’une amie. Puis j’ai commencé à la chanter en me regardant dans un miroir et en me coiffant, et je me suis dit : « Oh, mon Dieu, je me la chante à moi-même. » Même si j’essaie d’écrire sur d’autres personnes, ça finit toujours par parler de moi (rires).
En 2021, vous avez quitté Londres, où vous viviez, pour retourner dans votre ville natale, Walsall, située dans le comté des Midlands de l’Ouest, à 200 kilomètres de la capitale anglaise…
J’ai déménagé à Londres quand j’avais 18 ans. Je voulais juste explorer, sortir, vivre des choses. Je pensais que pour la musique, je devais être dans une grande ville. Beaucoup de mes amis ont également déménagé à Londres, donc je n’étais pas toute seule là-bas. Je me suis aussi fait des amis. Et puis tout s’est accéléré très vite, avec la sortie de Blue Lights, en 2026, dévoilée sur le net. Je suis partie en tournée, alors j’ai été absente un bon moment, loin de mon appartement, tout le temps occupée et avançant à un rythme effréné. Et puis, en 2020, le covid est arrivé et je me suis confinée à Londres. Et pense qu’à ce moment-là, j’ai rattaché à cette ville des choses très négatives. J’ai alors ressenti le besoin de retourner à la maison, là où j’avais grandi. De toute façon, la maison me rappelait depuis des lustres.
Votre ville natale vous manquait…
Oui, la maison me manquait vraiment. Maintenant que je suis de retour, j’ai l’impression d’avoir un nouvel équilibre. Je me sens moins stressée par le fait de ne pas sortir assez vite de nouveaux morceaux. C’est chez moi, donc je m’y sens pas anxieuse ni nerveuse. À Londres, je ne sais pas si c’était le bruit ambiant, ou le fait que je ne voyais pas le ciel, mais je ressentais beaucoup de pression. J’aime Londres et j’aime tout ce qu’elle m’a apporté. Et j’aime y sortir le soir quand je m’y trouve. Mais travailler avec mes amies de DameDame m’a replongée dans mes jeunes années, et m’a reconnectée avec mon moi adolescent. Je me suis souvenue de qui j’étais avant d’arriver à Londres. Je jouais du piano sans arrêt, je me promenais, marchais avec mon chien. Je me suis remise au piano depuis que je suis revenue. La vie va moins vite ici. Tout est plus calme. Tout le monde se connaît.
“La musique est là pour que vous l’on puisse l’interpréter comme bon nous semble, que cela nous fasse pleurer, sourire, ou nous sentir moins seul.” Jorja Smith
Lisez-vous les commentaires faits à propos de vos chansons, sur YouTube et ailleurs ?
J’ai tellement de chance de pouvoir aider les gens à se sentir moins seuls grâce à ma musique et la plupart des commentaires sont gentils. Mais le problème, c’est que si vous lisez des commentaires gentils, vous allez forcément tomber sur un commentaire négatif. Et si je passe une mauvaise journée, ça peut vraiment me déprimer. Heureusement, mon manager m’a envoyé des captures d’écran de beaux commentaires, qui m’ont vraiment touchée.
Sur Internet, de nombreuses personnes disent avoir été consolées après un chagrin d’amour par vos chansons. Pensez-vous à la réception de vos titres en les écrivant ?
J’ai l’impression que quoi que vous fassiez, quelqu’un aura toujours une opinion ou un commentaire ou comprendra quelque chose qui n’est peut-être pas faux, mais qui modifiera le premier sens, ce que vous vouliez réellement dire. Mais c’est ce que j’aime dans la musique : le flou. C’est pour ça que la musique existe. Elle est là pour que vous l’on puisse l’interpréter comme bon nous semble, que cela nous fasse pleurer, sourire, ou nous sentir moins seul. Beaucoup de gens voient mon single Go Go Go comme une chanson de rupture.
Elle peut aussi être vue comme une chanson d’empowerment…
Oui, ce n’était pas une chanson de rupture dans mon esprit, quand je l’ai imaginée. C’est un morceau qui signifie « fuck you. » Je me demande dans ce titre : « Pourquoi ne puis-je pas simplement fréquenter quelqu’un sans qu’il ne ressente le besoin de parler de notre relation aux autres ? » Et : « Pourquoi les gens ont besoin de raconter des ragots sur les autres ? » Mais chacun peut y voir ce qu’il veut dedans. De la même manière, quand j’écoutais le morceau Stronger Than Me (2003) d’Amy Winehouse, alors que j’étais enfant, et que je chantais par-dessus, je ne comprenais pas bien de quoi elle parlait. Et puis, un jour, à 18 ou 19 ans, j’ai commencé à parler aux garçons et à avoir une relation amoureuse, et j’ai écouté ce morceau différemment. Plein de choses se passaient dans ma tête en écoutant les paroles. C’est fou comme une chanson peut changer radicalement de sens quand vous la redécouvrez dix ans plus tard et que vous traversez alors la même chose que son auteur au moment de l’écrire.
“Je veux simplement emporter les gens avec mes morceaux, qu’ils pensent à leur présent, à leur passé ou à leur futur.” Jorja Smith
Sur ce nouvel album, on entend un grand nombre de sonorités différentes : R’n’B, pop, rock…
J’écoute de nombreux genres différents. Si j’aime un son, je vais vouloir chanter dessus. Certaines personnes pourraient dire : « Oh, je ne m’attendais pas à cette chanson de toi. Cela ne te ressemble pas. » Mais s’ils me connaissaient bien, ils sauraient ce n’est pas si inattendu de ma part. Ma musique, c’est moi, elle me ressemble. Ce n’est pas juste un travail. Et il y a tellement de genres différents que j’adore que je ne veux pas m’enfermer dans une case.
Vos clips sont très étudiés, notamment celui de Try Me, dans lequel vous jouez une torera dominant un danseur représentant « le monde et ses opinions hors de mon contrôle” dans une carrière de calcaire des Baux-de-Provence…
Il n’y a pas de règle concernant mes vidéos. Try Me a été le premier extrait de mon album, j’ai donc d’abord publié ce clip assez fou, incroyable, abstrait et très travaillé, avec une narration loin de la vraie vie. Mais ensuite, quand j’ai sorti la vidéo de Little Things, qui nous plonge dans une fête où en un seul regard, on peut se séduire et celle de Go Go Go, tournée à Marseille, dans laquelle je ne porte qu’un seul look. De plus en plus, j’ai envie de petites choses qui semblent réelles. Je n’ai pas besoin de jouer dans mes vidéos. J’aime être moi-même. J’ai juste besoin d’être moi-même. C’est ce que j’ai réalisé il y a peu.
Qu’essayez-vous de faire passer comme message avec votre musique ?
Je veux juste que ma musique soit là pour que les gens qui l’écoutent puissent ressentir quelque chose, que ce soit de la joie, de la nostalgie ou l’envie de changer un truc dans leur vie, et peut-être également ressentir ce que j’ai vécu. Depuis mes débuts, je veux simplement emporter les gens avec mes morceaux, qu’ils pensent à leur présent, à leur passé ou à leur futur ou qu’il aient envie d’envoyer cette chanson à quelqu’un parce qu’ils estiment que ça l’aidera à passer une bonne journée ou à traverser une situation difficile. Il m’est déjà arrivé de jouer ma musique devant quelqu’un qui n’en était pas fan, et ne m’écoutait pas vraiment. Et qu’après, cette personne change d’avis et me dise : « Oh mon Dieu, tu me parles maintenant. » J’espère pouvoir me connecter de cette façon aux gens.
Falling of Flying (Reimagined) (2024) de Jorja Smith, disponible. La chanteuse est en concert à Paris (Salle Pleyel), les 11 et 12 septembre 2024.