Rencontres d’Arles : qui est Nanténé Traoré, le photographe de l’intimité queer ?
Nanténé Traoré offre à travers ses projets photographiques un regard intimiste sur la vie des personnes queer, notamment trans, insistant sur le soin et l’entraide qui caractérisent ces communautés. Finaliste du prix Découverte 2024 de la Fondation Louis Roederer, l’artiste dévoile aux Rencontres d’Arles sa nouvelle série “L’Inquiétude”.
Par Donna Marcus.
Nanténé Traoré : un photographe exposé aux Rencontres d’Arles
La visibilité est un sujet trouble. Personne ne le sait mieux que Nanténé Traoré, qui exerce dans un contexte où l’on attend trop souvent des artistes trans – et en particulier des photographes – qu’ils “représentent”. Entre tendresse documentaire, intensité de portraits en studio et spontanéité de clichés entre amis, le jeune artiste français a passé les premières années de la décennie à explorer directement les réalités queer et trans.
Mais ne voir dans ce photographe (représenté par la Galerie Sultana) qu’un artiste centré sur la “libération par la représentation”, ce serait passer à côté d’un aspect fondamental de son travail – à savoir les possibilités narratives du corps occulté ou “obscurci”, plutôt que du corps visible. Dans l’écriture qu’il pratique en parallèle, Traoré se décrit volontiers comme un conteur, et ses corps illisibles invitent en effet à une multitude de lectures narratives. Dans un recours étourdissant à la couleur, au mouvement et à la proximité des plans rapprochés, l’univers de Traoré pose la question suivante : quels récits les corps occultés peuvent-ils nous livrer, et en quoi permettent-ils de dépasser les attentes brutales d’une politique de la représentation?
Une photographie pour documenter la transition
Dans sa remarquable série Tu vas pas muter (2021-2022), Traoré se fait le témoin d’une communauté d’hommes trans se retrouvant pour accomplir ensemble leur transition médicale. Ces images nous montrent des injections de testostérone, tour à tour administrées lors de gender reveal parties à l’ironie décalée ou, plus calmement, dans l’étreinte d’un partenaire; elles rendent compte d’une économie du care et de l’“entre-soin”, au sein d’une communauté transsexuelle qui se saisit de son autonomie sur le corps.
Les images, bien souvent, ne disent rien de qui est photographié. La plupart des clichés se concentrent sur une position ou un geste des mains (métonymies du soutien matériel, médical ou émotionnel apporté par la communauté), et l’identité des participants n’apparaît que rarement, révélée seulement dans un second temps, à travers les textes qui accompagnent les images, écrits par les sujets eux-mêmes. La série résume à merveille le point de vue critique de Traoré sur la représentation en tant qu’outil : bien qu’il cherche à révéler et à célébrer les subjectivités et les pratiques trans, il obscurcit l’image du corps dans son ensemble, trouvant dans cette opacité des corps une plus grande valeur de représentation, et une plus grande force de narration.
Traoré nous contraint ainsi, indépendamment des différences d’identités, à nous retrouver dans ses images, dans l’espoir, peut-être illusoire, de toucher à des expériences susceptibles d’être racontées.
Cette approche du corps, il l’a développée dans le cadre de Condo London 2024, pour une exposition intitulée She says it’s the high energy, à la galerie Amanda Wilkinson. Puisant dans les quatre dernières années de sa production, cette exposition constitue un manifeste de ce qui intéresse Traoré aujourd’hui. Les représentations explicites de corps trans y sont rares, mais elle est parcourue de part en part d’allusions implicites à la transsexualité.
Les codes joueurs d’un désir “T4T” (trans for trans) se dégagent ainsi de manière exquise d’une paire de baskets Nike noir et vermillon, à la virilité juvénile, pointant – pleines d’espoir – vers des sandales à talons vertigineusement féminines, d’un bleu céruléen. Peut-être sont-ils en train de flirter autour d’une Vogue mentholée sur le parvis où est prise la photo? Que ce soit ou non le cas, ce gros plan énigmatique sur des pieds et des chevilles élargit le champ des possibilités narratives.
Cette stratégie de représentation indirecte du corps est récurrente dans l’exposition : le mouvement tourbillonnant de deux amants floute leurs membres en touches quasi picturales; sur un fond bleu cobalt, des contrastes de couleur appuyés nimbent de mystère la silhouette d’un homme tenant des fleurs vivement illuminées ; un jeu d’ombre et de lumière révèle à peine le feu follet fantomatique d’un visage en mouvement; les gros plans sur des mains, des pieds ou une nuque laissent entrevoir des récits, mais en invitant le public à compléter les blancs.
Toutes ces figures deviennent un réceptacle où peuvent se projeter les histoires individuelles de celles et ceux qui regardent. Traoré nous contraint ainsi, indépendamment des différences d’identités, à nous retrouver dans ses images, dans l’espoir, peut-être illusoire, de toucher à des expériences susceptibles d’être racontées.
Nanténé Traoré, sélectionné pour le prix Découverte 2024 de la Fondation Louis Roederer
Nanténé Traoré expérimente de nouvelles façons de créer ces espaces dans sa série L’inquiétude, sélectionnée pour le prix Découverte 2024 de la Fondation Louis Roederer, et qui sera présentée à Arles cet été, lors de la 55e édition des Rencontres de la photographie. Il s’inspire ici de la série Errance de Raymond Depardon, qui, lors d’un voyage à travers les États-Unis, saisit sous l’objectif du photojournaliste le vide insondable de l’Ouest américain.
Entreprenant à son tour un autre (et plus humble) voyage, Traoré documente une paisible visite chez sa belle-mère, dans le centre de la France, limitant ses compositions à des paysages alanguis. S’éloignant pour un temps des scènes vivantes de la communauté queer, des brillants portraits en studio et des détails intimistes d’une jambe ou d’un bras, photographiés de près, Traoré se tourne vers des jardins atones et des scènes domestiques languissantes, seulement ponctuées à l’occasion par les espiègleries turbulentes de sa fille en bas âge.
Lorsque des corps apparaissent, ils sont typiquement flous, ou vus de dos; et plutôt que d’observer ces corps de près, comme à son habitude, il les photographie de loin – un homme de dos, assis là-haut sur un balcon; une personne inconnue allongée dans l’herbe d’une prairie; la fille de l’artiste, assise au bord d’un lac; une femme blonde perchée sur le comptoir d’une cuisine, tout au fond, près d’une fenêtre…
Photographier pour conjurer l’absence
Ce recours récurrent à une distance qui éloigne Traoré de ses sujets fait l’effet, dans ces œuvres, d’une longue suite de bâillements : elle ouvre une béance dans les images, à mesure que l’artiste s’interroge sur l’insignifiance de ces moments d’ennui. Ces instants anodins où rien ne se passe sont eux-mêmes suspendus dans le temps et, à l’instar de ses gros plans intimistes obscurcis à dessein, ils aspirent à se faire les vecteurs du récit de quelqu’un d’autre : les images ne demandent qu’à voir leur temps vide se remplir d’histoires.
Cette propension à complexifier la représentation des corps peut être rattachée à une quête personnelle de Traoré : il cherche le moyen de créer des images qui parlent de quelqu’un sans que la personne n’apparaisse sur la photo, question qu’il a lui-même formulée ainsi : “Comment photographier quelqu’un qui ne fait plus partie de votre vie, ou qui est décédé?” Traoré, qui a perdu son ex-petit ami bien avant de se mettre à la photographie, est hanté par les photos qu’il n’a pas pu prendre. Dans une volonté de recréer ces images de gens ou de moments disparus de sa vie, les absences ménagées dans ces corps “obscurcis” nourrissent ainsi l’espoir qu’un autre passé (le sien ou celui du regardeur) viendra s’insinuer dans l’image.
À ce titre, la pratique de Traoré aspire à la fois à célébrer la vie dans toute sa frénésie, son intimité ou son ennui, et à faire le deuil des images qui ne pourront jamais exister. Lorsqu’ils nous invitent si ardemment à entrer en eux, ses clichés s’éloignent de tout sentimentalisme égocentrique. Bien qu’il faille se garder ici des surinterprétations, je dirais que cette invitation peut aussi se concevoir comme une demande de reconnaissance de normalité.
Plutôt que d’être réduit ou singularisé en tant que “trans”, Traoré s’efforce de proposer des images auxquelles chacun puisse s’identifier, en miroir de ses propres expériences et sans se plier aux exigences tyranniques de la représentation directe. Il nous enjoint à projeter dans ses images nos propres sentiments, afin que l’artiste et son public en viennent à partager un moment d’intimité.
Nanténé Traoré est l’un des sept finalistes du prix Découverte Fondation Louis Roederer 2024. Sa série “L’inquiétude” est présentée dans l’exposition collective “Sur le qui-vive”, dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles 2024, du 1er juillet au 29 septembre (Espace Monoprix), Arles.