23 sept 2025

Les confessions de Feu! Chatterton, le groupe qui embrase la chanson française

L’un des groupes les plus palpitants de la chanson française dévoile un nouvel album passionnant, Labyrinthe, en septembre 2025. L’occasion de discuter de poésie, du sens de l’art, de Bad Bunny, de carte gold et du futur avec le quintette.

  • propos recueillis par Violaine Schütz.

  • Depuis leurs débuts, il y a près de quinze ans, Feu! Chatterton met le feu au paysage de la chanson hexagonale comme à ses propres zones de confort. Mélangeant textes poétiques, rock, pop, chanson et nappes de synthés électriques, ces cinq dandys lettrés ont fait, entre deux disques d’Or ou de platine et des concerts dans de grandes salles de concerts, des incursions sur de nombreux terrains d’expression.

    Feu! Chatterton, un groupe majeur entre pop, rock et chanson

    Plusieurs membres du groupe ont composé pour le cinéma et récemment travaillé sur la BO du film de Noémie Lvovsky La Grande Magie (2022). Ils ont aussi imaginé un titre pour le rappeur Prince Waly et le chat disparu de Sophie Calle, Souris.

    Toujours en pleine réinvention, ils font appel, pour leur troisième album, Palais d’argile (2021), à Nk.F, mixeur de PNL et Damso (sur le single Un Monde Nouveau). Ils nous proposent alors une épopée cyberpunk pleine de synthés endiablés et de questionnements sur les écrans. L’objet accompagne parfaitement nos temps troublés et fait entrer l’auditeur dans une transe qui le fait voyager très loin.

    Labyrinthe, le nouvel album inspiré de Feu! Chatterton

    Palais d’Argile, leur troisième album sacré disque de platine, a été conçu au départ telle une pièce de théâtre pour les Bouffes du Nord à Paris (avant que le Covid s’en mêle). Il se visite comme un lieu étonnant aux pièces sonores denses, naviguant entre le rock psyché ou progressif, l’électro et la chanson.

    En septembre 2025, ils reviennent avec un nouveau disque, Labyrinthe, dans lequel il fait bon se perdre. Un opus qui, comme l’indique un communiqué de presse, “explore notre époque et ses exils, ses solitudes modernes, l’écroulement des certitudes, mais aussi la beauté ténue du lien, du geste simple, de la résistance intérieure. » L’occasion de rencontrer le groupe aux idées aussi longues que leurs sonorités aventureuses.

    Feu! Chatterton – Le Labyrinthe – Bienvenue à bord (2025).

    L’interview de Feu! Chatterton

    Numéro : Pourquoi avoir choisi d’appeler votre album Labyrinthe

    Feu! Chatterton : On a appelé l’album Labyrinthe parce qu’on s’est rendu compte, une fois que les chansons étaient finies, qu’elles parlaient toutes beaucoup du chemin, de l’idée d’oser explorer, d’aller vers son risque et de continuer à chercher. Elles formaient comme une traversée, un parcours initiatique à l’image de la vie. Labyrinthe symbolise un peu cette ode au chemin, et aussi l’idée que ce qui compte, c’est la traversée plus que l’arrivée.

    Où a été prise la photo énigmatique de la pochette de disque ?

    On a travaillé avec Fifou, grand photographe du rap, qu’on voulait justement pour changer d’univers, se décaler.  La photo de la pochette a été prise sur un parking délabré à Chelles, en banlieue parisienne. Ce qui est drôle, c’est qu’on y allait à la base pour une autre pochette. On avait prévu un moodboard, avec un croquis de ce qu’on voulait. Mais comme souvent, on s’est laissé surprendre. On a remarqué une zone où le béton était abîmé, et sous les dalles défoncées apparaissaient des cercles de caoutchouc, des fixations du parking. On a trouvé ça intéressant, ça évoquait les labyrinthes, et on a fait ces photos en marchant dessus. 

    Ce qui compte, c’est la traversée plus que l’arrivée.” Feu! Chatterton

    D’où vient le côté SF de cette image ?

    Le graphiste Impekhabe a eu l’idée de l’effet miroir, qui donne une dimension science-fiction, entre 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, les BD de Moebius et des codes du prog rock. Et le bandeau orange vient de la patte de Fifou, très ancrée dans le rap actuel, ce qui permet de garder une modernité. Finalement, c’est à l’image du labyrinthe. On pensait réaliser une pochette, et c’est une autre qui est apparue. Il y a cette idée d’accepter l’accident, d’en faire une réussite. On est tous sur la photo, et ça raconte bien la traversée que représente ce disque. On cherche ensemble, et on aime penser que c’est collectivement qu’on trouvera l’issue du labyrinthe dans cette vie.

    Le single Allons voir porte un message d’espoir fort… Comment est-il né ?

    Le refrain est né entre deux festivals de la tournée précédente. L’énergie des festivals, ces moments de communion où l’on crie et chante ensemble, nous a donné envie d’écrire un hymne de partage fédérateur. C’est comme ça qu’est né le refrain, et les couplets sont venus plus tard. À cette période, je suis devenu père, comme plusieurs d’entre nous. Les couplets viennent de la découverte de la paternité, de l’envie de s’adresser aux plus jeunes : nos enfants, nos petits frères, nos petites sœurs, la génération qui vient.

    Feu! Chatterton – Allons Voir (2025).

    Dans un monde qui semble assombri, dur et violent, il ne faut pas se décourager mais préserver la joie, la lumière, y croire, espérer.” Feu! Chatterton

    Est-ce une réaction à la dureté du monde ?

    Dans un monde qui semble assombri, dur et violent, il ne faut pas se décourager mais préserver la joie, la lumière, y croire, espérer. Il n’y a que comme ça qu’on peut changer le monde, et ce sont ceux qui viendront après qui continuent de le faire. Cet optimisme vient en réaction à une époque marquée par le pessimisme, il y a des raisons de l’être, mais on a une responsabilité : s’encourager, préserver l’amour, la paix. Ça peut sembler naïf, hippie même, mais ça nous paraît nécessaire aujourd’hui. Il y a dix ans, on n’aurait pas assumé cette simplicité. Là, il y a urgence à la dire.

    Quels sont, pour vous, les thèmes principaux de Labyrinthe ? 

    Il y a l’idée du temps qui passe, de la transmission, du devenir. La vie est vue comme une traversée : il ne s’agit pas seulement de courir vers la fin, mais de savourer le chemin, même les épreuves, parce qu’elles nous font grandir. C’est aussi porteur d’espoir : il y a quand même une préoccupation par rapport aux sujets du monde, de ce monde-là. C’est un disque qui parle du monde contemporain, et intimement, de comment on perçoit le monde dans nos vies, notre intimité, avec ses pardons et nos doutes, mais avec l’idée quand même d’un espoir et d’une fraternité à entretenir. On est une nature humaine et il y a plus de choses qui nous rassemblent que de choses qui nous séparent. L’autre est d’abord un semblable.

    Durant l’élaboration de ce disque, on écoutait beaucoup Bad Bunny, Rosalía et Billie Eilish.” Feu! Chatterton

    Quelles sont les inspirations majeures de cet album ? 

    Elles sont variées. Durant l’élaboration de ce disque, on écoutait beaucoup Bad Bunny, Rosalía, Billie Eilish, et aussi l’hyperpop française (OKLOU par exemple). Ces artistes ont influencé notre manière de produire des chansons et de les arranger. On s’est rendu compte que c’était très inspirant de voir comment ils et elles concevaient leurs morceaux, avec une radicalité dans le choix des sons, et en même temps beaucoup d’émotions. C’est à la fois une radicalité et une simplicité, avec une grande précision dans la production, qui en fait de la grande pop music. 

    Y-a-t-il eu d’autres influences ?

    L’autre versant, c’était la folk, qu’on écoute depuis l’enfance. Je pense à une artiste comme Aldous Harding, qu’on a pas mal écoutée. Elle imagine une sorte de néo-folk assez intimiste, qu’on avait envie de mettre dans ce disque, dans la manière d’enregistrer les voix, les sons, avec beaucoup de proximité. C’est un mélange entre des désirs de grande pop, de précision dans la production, comme dans la pop internationale, et de grande intimité. Sans oublier nos références habituelles qui font ce qu’on est, de Bashung à Radiohead. On retrouve toujours ces choses-là dans le disque. Il est aussi traversé par la musique des années 90, la musique de notre enfance, notamment la new wave, avec des groupes comme Tears for Fears ou Fad Gadget. On a pas mal réécouté de la new wave, et il y a un morceau comme Ce qu’on devient qui est très coloré new wave.

    Feu! Chatterton – Monde Nouveau (2021).

    On a baigné dans une société machiste pas encore déconstruite.” Feu! Chatterton

    Vous contiez sur votre troisième album, Palais d’argile, un monde vacillant, pris dans les méandres de la toute puissance des écrans. Dans quel état d’esprit étiez-vous pour l’écrire ?

    Arthur Teboul (écriture, chant) : C’était l’été 2019 et on effectuait une pause dans la tournée de l’album précédent, L’Oiseleur. On est allé quelques jours dans les Cévennes dans une maison perdue au milieu de la nature. Il faisait très beau et on composait presque sur la terrasse. On pouvait ainsi mettre à distance notre vie très urbaine de Parisiens. Même s’il n’y avait pas encore le virus, ça faisait quelque temps que tout le monde sentait que le système courrait à sa perte, avec le réchauffement climatique (on avait vraiment chaud cet été-là) et que la distanciation sociale s’installait déjà avec la place prise par les écrans, Instagram, les téléphones. On apprécie ces instruments mais on ne peut pas s’empêcher de questionner notre rapport à eux.

    Sébastien Wolf (composition, claviers, guitare) : On discutait beaucoup à ce moment-là des changements du monde de nos parents. On a grandi dans les années 90 et à l’époque on pensait qu’on allait dans le bon sens concernant le progrès. Il y avait des valeurs qui indiquaient qu’il fallait gagner plus d’argent, consommer et que ça vous amènerait vers une vie meilleure. Dans les années 2000, on s’est en fait rendu compte que ça n’évoluait pas du tout dans le bon sens. C’est pareil pour les questions de genre. On a baigné dans une société machiste pas encore déconstruite. D’ailleurs, notre morceau Avant qu’il n’y ait le monde commence par Arthur racontant qu’il est en train de se maquiller. On peut penser qu’il est transsexuel, que c’est un homme qui se met dans la peau d’une femme ou encore qu’il s’agit de quelqu’un d’autre.

    Feu! Chatterton – Avant qu’il n’y ait le monde (Live acoustique) (2021).

    Avec les attentats, on a compris que si on attaquait la musique c’est que ça avait une signification de créer dans notre société.” Feu! Chatterton

    Sur votre single Un Monde Nouveau, on entend : “Un monde nouveau/On en rêvait tous/ Mais que savions-nous faire de nos mains ?”. C’est une réflexion sur le rôle de l’artiste ? Sur le fait que le musicien, contrairement à l’artisan par exemple, ne fait pas un métier essentiel ?

    Arthur : C’est vrai : ce n’est pas quelque chose qu’on adresse qu’aux autres mais d’abord à nous-mêmes. C’est une exhortation à agir plutôt qu’à disserter. C’est pour ça que la scène nous manquait autant pendant le covid, même si on ne voulait pas se plaindre car il y a plein de métiers pour lesquels c’était encore plus dur. Ce qui est compliqué, c’est que c’est seulement lorsqu’on est en face des gens que le sens citoyen de la musique apparaît. On communie avec des personnes qui peuvent nous filer des frissons en nous disant : “Vous m’avez sauvé de ma journée de merde” ou “vous avez mis des mots sur une douleur que j’arrive pas à évacuer.” C’est cette relation concrète qui fait sens.

    Sébastien : Ce qui est étrange, c’est que cette question de l’utilité du métier d’artiste était déjà là depuis longtemps. Quand on préparait le premier album, Ici le Jour (a tout enseveli), sont arrivés les attentats de Charlie Hebdo. Et on s’est tous dit dans le groupe : ça n’a aucun sens ce qu’on fait. En même temps, avec les attentats, on a compris que si on attaquait la musique c’est que justement ça avait une signification de créer dans notre société. On le voit encore aujourd’hui à travers le manque provoqué par l’absence de culture, d’art, de concerts et de fêtes. La vie humaine se trouve dépossédée d’une grande partie de son intérêt. On nous parle de quelque chose de non essentiel. Mais c’est parce que c’est non essentiel, c’est fondamental. 

    Toutes les chansons ont une naissance beaucoup plus saugrenue et moins philosophique qu’on ne l’imagine.” Feu! Chatterton

    La pochette de Palais d’Argile est très intriguante…

    Sébastien : C’est une empreinte de carte mère fossilisée. C’est une carte postale du passé envoyée dans un monde futur. Comme si la civilisation avait disparu et que ne restaient que des vestiges de nos technologies. Mais on aime bien que chacun puisse s’inventer son histoire. On peut y voir un palais vu de haut ou un hiéroglyphe par exemple.

    Arthur : Imaginons une civilisation du futur qui découvrirait des cartes mères et des ordinateurs. Est-ce qu’elle pourrait imaginer que c’est la base de tout le numérique ? C’est aussi pour se rappeler que la 4G ce n’est pas du tout immatériel. Ce sont des énormes tuyaux qui traversent les océans, réalisés dans des matériaux ultra techniques. C’est pareil pour les synthés analogiques qui donnent l’impression qu’il y a tout un monde derrière : il y a des mecs qui ont élaboré des soudures dedans.

    Vous dressez une sorte de carte du tendre à l’ère du bluetooth dans plusieurs titres comme Écran Total. Ces désillusions, c’est dû à de mauvaises rencontres sur les applis de rencontre ?

    Arthur : On n’ira pas jusque là [rires]. Mais c’est vrai que toutes les chansons ont une naissance beaucoup plus saugrenue et moins philosophique qu’on ne l’imagine. Notre morceau Côté Concorde présent sur notre premier album, c’était d’abord la vision d’un bateau en train de sombrer. Souvenir, sur notre deuxième disque évoque au début quelqu’un dont j’aime la peau dorée. Ce titre parle du deuil, d’adieux qu’on vivait à ce moment. Mais au départ, la première phrase, ça vient du fait que j’ai perdu ma carte bleu et que c’est une carte gold, donc dorée [rires]. Il y a des choses qui apparaissent dans le champ au moment de l’écriture et qui m’inspirent. C’est comme Internet : tu es en train de scroller et tu sais pas pourquoi, d’un coup il y a une image absurde de chien qui danse apparaît à l’écran.

    Feu! Chatterton – Live in Paris : Opening for U2 (2021).

    La poésie sauve déjà le monde.” Feu! Chatterton

    Vos disques recèlent d’hommages à des poètes, notamment à Yeats. Pensez-vous que la poésie peut sauver le monde ?

    Sébastien : Ce ne sont pas tant les textes des poètes mais le rapport au monde qu’induit la poésie qui peut changer les choses. Les poètes regardent des choses comme une fleur, un bateau, un oiseau autrement. Il y a une distance dans leur posture qui aborde le monde avec émotion, sans rationalité. On a pas le temps de regarder les oiseaux car tout va très vite. Mais si on faisait comme les poètes, on se rendrait compte que d’autres façons de voir sont possibles.

    Arthur : La poésie sauve déjà le monde ! Ce qui s’est passé au Super Bowl avec la poétesse Amanda Gorman en 2021 montre qu’on est peut-être enfin en train de désacraliser le rapport à la poésie. Et il le faut. Je n’ai jamais ressenti la poésie comme quelque chose de sanctifié. Mais peut-être à cause de l’école, on perçoit toujours cet art comme sacré, intouchable, canonisée. Les poètes, tu dois pouvoir les critiquer, la faire descendre de leur piédestal, les démocratiser. Ça arrange bien tout le monde qu’elle soit inatteignable car c’est une arme très forte. On a beaucoup lu en écrivant l’album un petit livre de Christian Bobin qui s’appelle Le Plâtrier Siffleur. C’est un auteur contemporain qui raconte que la poésie c’est simplement une maman qui s’occupe de son petit ou un plâtrier qui siffle comme un merle en travaillant sur son mur. Elle dépend de l’attention qu’on porte à ce qui nous entoure, à notre pouvoir de contemplation. Tout le monde peut s’en emparer. 

    Labyrinthe (2025) de Feu! Chatterton, disponible. En concert les 10 et 11 février 2026 à l’Accor Arena, à Paris.