Agogogang, dans les coulisses de la boutique de streetwear multicolore
Depuis 2018, Elodie Gaud et Joana Gobin sont à la tête de la boutique Agogogang, un multimarque streetwear unisexe où chaque pièce est rangée par couleur. Rue du Trésor, en plein cœur du Marais, Numéro a rencontré le duo inséparable qui ravit les stylistes et les danseurs.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Elodie et Joana parlent en même temps, pensent la même chose et finissent les phrases l’une de l’autre. Depuis 2018, ces deux designers de formation gouvernent un royaume multicolore fait de hoodies oversize, de vestes bouffantes aux inspirations nippones, de salopettes en wax et de tee-shirts orange. La boutique Agogogang se dresse fièrement rue du Trésor, dans le Marais. Et sa devanture rose agrémentée d’un arc-en-ciel en impose autant qu’elle intrigue les habitants du quartier, notamment les fanatiques de l’ancienne propriétaire des lieux… une certaine Brigitte. Lors d’une soirée, Elodie et Joana rencontrent justement cette femme en fin de carrière qui s’apprête à vendre son fonds de commerce. Les deux amies connaissent bien la boutique, sa vitrine, sa verrière. Elles s’enflamment et font part de leur projet à la propriétaire. Elle leur rit au nez. Mais le duo s’acharne, persuadé qu’un multimarque serait une excellente idée.
Forte de leur côté good cop, bad cop, les deux jeunes créatrices rencontrent tous les agents du secteurs, accèdent aux bureaux de presse puis deviennent acheteuses. Agogogang est né. Le concept ? Un multimarque streetwear unisexe où toutes les pièces sont rangées par couleur. En deux ans à peine, la boutique Agogogang est devenue le rendez-vous incontournable des stylistes, des danseurs et des réalisateurs qui ne rechignent pas à porter un sweat violet en plein hiver. En parallèle, ses fondatrices développent des prototypes puis débarquent en soirée pour faire essayer leurs pièces aux fêtards. Elle s’adaptent aux carnations, aux morphologies et lancent leur propre label Agogo qui s’intègre parfaitement entre les marques déjà établies – Atelier Beaurepaire, Obey, Avnier, Eastpak. Leur collection de vêtements réversibles et déstructurés déclinés en monochromes trône fièrement dans la boutique aux allures de confiserie, entre les vinyles et les patins à roulette vintage. Rencontre avec les nouvelles reines du streetwear multicolore.
Numéro: Entre nous, le nom Agogogang n’est-il pas qu’un simple délire de soirée ?
Elodie Gaud: [Rires] Pas du tout, on nous surnomme “les gogo” depuis longtemps du fait de nos noms de famille : Gaud et Gobin. Et puis l’agogô est un instrument de percussion africain. Le nom de la boutique est alors devenu évident !
Certaines couleurs ont-elles été placées de sorte à attirer le regard des clients pour qu’ils consomment davantage ?
Joana Gobin: On voulait qu’il y ait un turn over. Si vous laissez le noir et le gris au fond de la boutique, personne n’y va jamais. De toute façon, c’est ce qui marche le moins, les gens se disent que ça les emmerde de partir avec un tee-shirt noir. Quand on a ouvert, on s’est dit : “Attends… on se perd dans notre délire de boutique multicolore mais peut-être que les gens ne vont acheter que du bleu marine !” [Rires]
Elodie Gaud: Au départ, nous avions surtout l’idée de la marque Agogo et pensions vendre principalement des accessoires. On a longtemps bossé dessus. On est même partis plusieurs mois au Brésil pour avoir des idées.
Quelle est la couleur que vous vendez le moins ?
Joana Gobin: Le jaune. Une couleur qui appelle beaucoup le regard mais qui reste très difficile à porter, surtout en hiver lorsqu’on a le teint pâle. Disons que c’est beaucoup plus beau sur une peau mate.
“On présente toutes les pièces ensemble. Mais ce n’est pas parce que c’est unisexe que c’est forcément neutre.”
Quels sont vos critères de sélection des pièces de votre multimarque ?
Elodie Gaud: Nos goûts… Nous sommes une boutique streetwear qui propose des marques qui ne le sont pourtant pas à l’origine.
Joana Gobin: Nous sélectionnons parfois des marques très élégantes destinées à une clientèle féminine, un peu “daronne d’environ 40 an”, puis on reshoot le tout pour transformer l’image que le public peut avoir de la pièce. Par exemple, Marithé et Francois Girbaud sont venus nous chercher pour transformer leur image et leur public…
Elodie Gaud: Nous nous concentrons davantage sur les produits que sur les marques. C’est pour cela que nous ne sélectionnons pas toutes les collections d’Avnier. Formellement, le secteur du streetwear développe des choses qui nous parlent. Nous sommes fascinées par ce qui se fait en Asie de l’Est, en Corée, au Japon…
Joana Gobin: Certaines collections s’adressent aux femmes, d’autres aux hommes. Nous on s’en fout. On présente toutes les pièces ensemble. Mais ce n’est pas parce que c’est unisexe que c’est forcément neutre.
Que voulez-vous dire par là ?
Joana Gobin: Le prêt-à-porter tend à présenter un vestiaire masculin aux femmes. Déjà parce qu’il est plus facile de faire entrer une femme dans un vêtement d’homme, ensuite parce qu’on fait plus souvent du masculin une forme neutre. Ce n’est pas notre vision. J’estime que l’on peut tout à fait choisir des pièces très féminines… pour des hommes. Un tabou subsiste toujours à propos de l’homosexualité masculine. Certains hommes n’iront jamais dans le rayon des femmes parce qu’ils ne se sont jamais retrouvés en face de certains vêtements, à se demander s’ils étaient censés porter ça. Les pièces que nous proposons sont issues de vestiaire féminins et ont été justement sélectionnées par des hommes qui n’ont jamais été dans un rayon femme de leur vie…
Elodie Gaud: Il faut croire que la question de l’unisexe est générationelle. En général, les moins de 20 ans ne se posent aucune question. Entre 20 et 40 ans, tout dépend de la culture mode du client et de sa notion du genre. Au delà de 45 ans, les gens paniquent et demandent à plusieurs reprises : “Il est où le rayon homme ?”
Joana, vous qui avez une formation de costumière, qu’est-ce qui différencie cette profession du travail d’une créatrice de mode ?
Joana Gobin: Une costumière habille un personnage. Et pour créer une marque, il est indispensable de projeter une cible. D’ailleurs, lorsque nous effectuons nos achats, les gens se foutent bien de notre gueule ! [Rires] On s’imagine à qui chaque pièce pourrait bien aller: “Ça irait trop bien à Baptiste ! Non mais ça, je vois trop Mario dedans…” Nous passons notre temps à projeter des gens dans les vêtements. Nous avons même créé une ligne imaginaire qui s’appelle “Les vêtements de mon mec”…
Qu’est ce qu’un bon styliste selon vous ?
Elodie Gaud: Le bon styliste sait repérer dans une masse. C’est quelqu’un qui sait trancher. Quelqu’un qui sait projeter des corps dans des vêtements.
Joana Gobin: Il sait comment faire pour ne pas déguiser les gens. Certaines personnes peuvent être extraordinaire avec une polaire immonde, vous savez.
“Certaines personnes peuvent être extraordinaire avec une polaire immonde, vous savez.”
Je me doute qu’habiller A$AP Rocky doit-être plus facile qu’habiller Philippe Katerine…
Joana Gobin: [Rires] Exactement ! Certaines personnes seront rigides dans leur tenue et ne saurons pas trop quoi en faire. En tant que costumière, c’est quelque chose que je vois tout de suite. Par exemple, Angèle ne doit pas être très facile à habiller. On voit bien qu’elle ne sait ni danser ni quoi faire de ses bras, elle n’est pas très à l’aise. En la voyant à la télé je me disais justement qu’elle avait l’air déguisée.
Les vêtements streetwear ont-il pour fonction de rompre avec les silhouettes à l’image de Billie Eilish, qui dissimule son corps pour en empêcher la sexualisation ?
Elodie Gaud: Il existe tout un tas de pièces streetwear ultra provocantes portées par des femmes. Un bandeau qui cache à peine les seins, une énorme doudoune… Un héritage des chanteuses de R’n’B des années 90.
Joana Gobin: Le streetwear est un jeu de proportions fondé sur l’hybridation. On porte un tee-shirt oversize… transparent. Je suis toujours surprise par une cliente qui affirme se sentir “trop grosse” ou “trop vieille” pour mettre telle ou telle pièce. Des choses que l’on ne laisse jamais passer.
Elodie Gaud: Que ce soit chez les hommes ou chez les femmes, le streetwear a aussi trouvé un nouveau souffle avec l’esthétique queer. Dévoiler le corps tout en le restructurant. Faire grimper la lingerie par dessus le vêtement, ajouter des harnais…
N’avez-vous jamais été intéressées par les grandes maisons de luxe ou le streetwear hype capable de vendre un tee-shirt blanc uni 550 euros ?
Joana Gobin: Non, jamais. Nous souhaitions revenir au streetwear basique avec des prix relatifs au marché : un jogging à 60 euros, un hoodie à 80 euros, des casquettes, des accessoires à un prix accessible. Mais nous proposons aussi un streetwear de créateurs coréens ou londoniens plus cher, mais aussi plus intéressant dans sa coupe. Vendre un jogging noir 250 balles sans que cela soit justifié ne nous intéresse pas.
Elodie Gaud: Encore une fois, nous ne proposons pas une marque mais une pièce. Si c’est pour que des clients revendent ensuite les vêtements trois fois le prix sur Internet, cela n’a aucun interêt.
“J’estime que l’on peut tout à fait choisir des pièces très féminines… pour des hommes.”
Vous est-il déjà arrivé de flasher sur une pièce puis de vous rendre compte qu’elle était produite par une marque que vous ne supportez pas ?
Joana Gobin: Non. En revanche il nous est déjà arrivées de nous retrouver face à une marque très établie qui demande des minimums de commandes élevés sur lesquels nous sommes incapables de nous engager. Chez les Coréens, par exemple, nous ne vendons qu’une pièce de chaque modèle en taille unique. Lorsque nous avons commencé le démarchage, la boutique n’existait même pas. Depuis l’ouverture, nous devons en refuser certaines et discuter longuement avec d’autres.
En tant que fans de streetwear, quelles sont les pièces de mode rédhibitoires selon vous ?
Joana Gobin: C’est drôle, j’ai justement rédigé un mémoire sur le mauvais goût. Le pantacourt, le mascara sur les cils du bas, les ceintures pour fixer son portable… Le mauvais goût rebute jusqu’au jour où il tombe dans le domaine public et change de statut, comme le motif léopard autrefois associé à quelque chose de vulgaire ou les sandales portées avec des chaussettes. Personnellement, je ne suis pas très portée sur le col Claudine.
Agogogang, 6, rue du Trésor, Paris 4e.