Les dessins glaçants de Marc Brandenburg surlignent les marges de notre monde
Ses portraits en nuances de gris métallisé pourraient être des photographies noir et blanc en négatif, pourtant il s’agit bien de dessins. Depuis trente ans, l’artiste Marc Brandenburg esquisse au graphite des fragments de réel, reflets de son regard critique sur la société. À la galerie Thaddaeus Ropac, il présente jusqu’au 5 septembre une exposition personnelle d’œuvres récentes. Portrait.
Par Matthieu Jacquet.
Il est rare qu’un coup de crayon se fasse aussi acéré de nos jours. Qu’il dise autant sur notre société, sur les excès et les tabous qui la traversent. Qu’il parvienne, sans satire ni misérabilisme, à rendre visible ce que l’on ne veut ou ne peut plus voir. Marc Brandenburg a réussi ce tour de force. Depuis trente ans, cet artiste allemand a développé à travers le dessin un exercice de style acharné, qu’il ne cesse de perfectionner. Son humble objectif : prendre le pouls du réel et en isoler ses protagonistes et ses objets, comme pour mieux les mettre en scène, dans de puissants croquis au graphite. Des sans-abri enroulés dans leurs sacs de couchage aux manifestants contre le racisme défilant dans les rues, en passant par des figures de la culture populaire à l’instar de Yoda, Michael Jackson ou Yves Saint Laurent, tous apparaissent transformés par le noir et blanc et le négatif caractéristiques de son crayon qui les revêt d’un aspect métallisé. Rassemblés à l’échelle d’un œuvre global, ces sujets servent le même but : une incarnation pudique de la marge et de l’invisible, concomitante à un étalage des récoltes variées d’une société de l’image et de la consommation.
“L'altérité a toujours un impact.”
À l’étage de la galerie Thaddaeus Ropac à Paris, des dizaines de corps dessinés sur papier blanc jalonnent les murs. En s’approchant, on découvre tantôt des volumes compacts parfois proches de l’informe, emmitouflés dans des duvets et couvertures qui masquent les silhouettes, tantôt des visages encapuchonnés et des silhouettes laissant voir quelques bouts de peau dont l’aspect se trouve glacé par sa traduction en nuances de gris. Alignées sur l’unique mur écarlate, des vues en petit format d’une foule défilant dans les rues esquissent quant à elles la chronique graphique d’un soulèvement citoyen : pancartes à la main, des individus semblent se diriger de la droite vers la gauche tandis que le crayon se fait le témoin externe – quasi journalistique – de l’événement. Au sein de cette foule, les traits se lissent et disparaissent à mesure que les corps s’éloignent vers le fond du cadrage, pour ne plus devenir que des silhouettes blanches découpées dans le noir profond du ciel à l’horizon. Malgré leur nombre, presque aucun de ces corps dessinés par l’artiste ne révèleront des caractères physiques permettant d’établir une identité : l’anonymat des millions d’habitants de la capitale règne en maître.
Dessiner pour dénoncer un obscène banalisé
“L’altérité a toujours un impact”, déclare Marc Brandenburg, placide. Et ce sentiment, le quiquagénaire le connaît bien, en l’ayant expérimenté lui-même toute sa vie. Élevé par un père travaillant dans l’armée, cet Allemand de naissance fut toute son enfance bousculé par de nombreux déménagements, notamment dans une base militaire du Texas. Longtemps resté étranger à ses villes d’adoption, le jeune homme a particulièrement ressenti cette impression d’être “alien” et “jamais vraiment connecté à son environnement”, sans doute renforcée plus tard par sa propre condition d’homme noir homosexuel peinant à trouver sa place et ses modèles d’identification dans des années 80 encore frileuses. Dès son retour à Berlin, sa ville-mère, à l’âge de 12 ans, Marc Brandenburg commence toutefois doucement mais sûrement à faire son propre nid. Toujours résident de la capitale allemande quatre décennies plus tard, l’artiste y trouve l’essentiel de ses sources d’inspiration et en fait le décor principal de ses œuvres. Si l’histoire, l’esprit de la ville et “son sentiment de mélancolie et d’évasion” habitent indéniablement ces dessins, c’est dans son quotidien le plus trivial que Marc Brandenburg puise généralement : “J’ai tout devant les yeux pour travailler. La vie de tous les jours nous livre le matériau le plus extraordinaire”, affirme-t-il.
Car aux yeux de l’artiste, “extraordinaire” ne signifie pas pour autant positif, ni joyeux, encore moins consensuel et perceptible de tous. Extra-ordinaires, ce sont pour lui ces fragments de réel qui se démarquent d’une routine érigée peu à peu en nouvelle norme avec le consentement passif de la société. Ce sont ces rues pavées de déchets plastiques, ces murs couverts de tags antisémites, racistes et homophobes, ces hommes et femmes contraints à vivre jour et nuit sur le sol froid du bitume. Une obscénité devenue si habituelle qu’elle en a perdu sa faculté à provoquer l’indignation, mais devant laquelle l’artiste continue de s’émouvoir. En faisant de cette réalité le sujet de ses œuvres, il en propose ainsi une forme de “documentaire psychédélique”, selon ses propres termes. Le plus obscène à ses yeux ? “Une mauvaise éthique de travail reposant sur des raccourcis constants et une cupidité dévorante”, nous répond-il, catégorique.
Dessiner pour “mettre l'accent sur l’importance des images”
Aujourd’hui encore, lorsqu’il sort dans les rues berlinoises, Marc Brandenburg garde son téléphone à portée de main, prêt comme toute une jeune génération à immortaliser avec discrétion les instants qui retiennent son attention. Transposés en négatif noir et blanc, ses clichés se voient ensuite reproduits par l’artiste au graphite sur papier : les corps et les ciels blancs deviennent noirs, les chevelures brunes deviennent diaphanes, les ombres et les contours jadis sombres illuminent désormais les formes qui composent l’œuvre. Au-delà de pouvoir travailler où et quand il veut avec très peu de matériel, le dessin permet à Marc Brandenburg de “mettre l'accent sur l’importance des images” dans un monde où des millions d’entre elles se propagent à la seconde. D’ailleurs, par la suite, l’artiste isole tantôt ses sujets par le découpage et le collage afin d’appuyer leur aura, tantôt, comme récemment à la galerie Ropac de Londres, les fait éclairer par des rayons ultra-violets afin de souligner leur pouvoir fantasmagorique – une idée qui lui vient dans un bar branché en 1995, lorsqu’il constate l’effet de cet éclairage sur des papiers blancs – jusqu’à même en faire des décalcomanies dont il parsème des corps dénudés. Autant de procédés qui attestent de son implacable besoin d’expérimentation.
“J’aime l’idée qu’une œuvre devienne publique et devienne l’objet d’une conversation, déclare l’artiste, qui fut aussi directeur artistique du Berghain pendant quelques temps. C’est une manière d’aborder un sujet très sérieux de manière ludique. (…) Donc pour répondre à votre question, il ne m’arrive vraiment jamais de m’ennuyer.” Et devant les œuvres de Marc Brandenburg, le spectateur non plus ne s’ennuie pas, ne cessant d’y identifier les témoignages silencieux et les reliques bien réelles d’une société contemporaine régie par les paradoxes. C’est alors peut-être là, dans l’esthétique froide et chromée de ces objets et sujets esseulés, balayés parfois d’une lumière violacée, que résiderait ce fameux pouvoir de ses œuvres. Celui de gratter la triste réalité par coups de crayon cyniques pour la draper d’une harmonie glaçante.
Marc Brandenburg, Snowflakes, jusqu'au 5 septembre 2020 à la galerie Thaddaeus Ropac, Paris 3e.