3 mai 2021

Que nous réserve la série historique de Steve McQueen avec John Boyega et Letitia Wright ?

Le réalisateur Steve McQueen signe une magistrale minisérie de cinq films pour la BBC, qui tire son nom d’une chanson de Bob Marley, message politique adressé aux oppresseurs de tous bords. Fondée sur des faits réels, elle met en scène la communauté afro-caribéenne de Londres entre la fin des années 60 et les années Thatcher. Un témoignage brillant et édifiant sur l’injustice qui gangrène notre société.

Dans la nuée de séries qui nous parviennent semaine après semaine – même si la pandémie a légèrement ralenti la cadence –, faire le tri n’a rien d’une tâche facile. Heureusement, certaines productions s’imposent d’elles-mêmes au-dessus de la mêlée, avec l’aisance des grands événements. Small Axe en fait partie, d’abord parce qu’elle est due au stimulant Steve McQueen. Le plasticien britannique, devenu un cinéaste renommé (Hunger et Shame, notamment), traverse pour la première fois de sa carrière le pont de plus en plus imaginaire qui sépare petit et grand écran, avec cette minisérie en cinq épisodes commandée par la prestigieuse chaîne BBC. Difficile, d’ailleurs, de statuer de manière définitive sur l’objet artistique qui se trouve face à nous : série de films, série tout court, importation des valeurs esthétiques du cinéma à la télévision ? Le Festival de Cannes 2020  – une édition tronquée – a tranché en sélectionnant Mangrove et Lovers Rock, les deux premiers épisodes, au sein de sa compétition de longs-métrages labellisés. Mais on peut aussi arguer qu’un tel projet fictionnel n’aurait pas pu voir le jour ailleurs qu’à la télévision, qui a aujourd’hui les moyens et l’ambition de faire travailler les auteurs en toute liberté. Reste une évidence indiscutable : Steve McQueen a réalisé cette anthologie (à chaque épisode, le casting et l’histoire changent) avec la même ambition que s’il avait sorti de terre cinq longs-métrages de cinéma. Un travail de titan.

 

Le voyage proposé est temporel, physique et historique. Politique aussi. Small Axe est une expression issue d’un proverbe éponyme, reprise et popularisée par une chanson de Bob Marley de 1973, premier morceau de la face B de l’album Burnin’ dont les paroles, chantées avec les Wailers, disent ceci : “Si vous êtes le grand arbre, nous sommes la petite hache [“small axe”]/Aiguisée pour vous abattre, prête à vous couper.” Un message politique clair destiné aux oppresseurs de tous bords, notamment ceux visant les populations noires. Steve McQueen est lui-même issu de la communauté afro-caribéenne installée à Londres. Il raconte pour la première fois une partie de leur histoire, de la fin des années 60 aux années Thatcher du libéralisme triomphant. Distance et intimité se rejoignent dans le même geste, ce qui donne aux épisodes une profondeur particulière, le goût d’une vérité.

En ouverture, McQueen s’intéresse à une histoire vraie, celle d’un propriétaire de restaurant de Notting Hill – bien avant la gentrification – harcelé de façon quotidienne par la police parce que des membres des Black Panthers viennent manger chez lui et qu’il sert de la nourriture “trop épicée”. Mangrove se donne pour but de faire éprouver la réalité des violences policières. Entre chaque attaque, la vie reprend, mais elle est de moins en moins normale, jusqu’à ce que le quartier se trouve quasiment en état de siège. Cris des manifestants, matraques des policiers, chaos, tout est filmé au plus près, sans voyeurisme mais avec une sorte de colère froide, à l’image de celle du héros vibrant et révolté interprété par Shaun Parkes. Puis tout s’arrête brutalement. La seconde partie de l’épisode (qui dure au total deux heures et sept minutes !) est entièrement consacrée au procès qui a suivi, avec comme accusés celles et ceux que l’on a appelés les “Mangrove nine”, les “neuf du Mangrove”. Il est question d’accusations infondées et d’attitudes irresponsables, voire criminelles, des forces de l’ordre. Difficile de ne pas donner à ces minutes intenses une résonance contemporaine, ce que McQueen réussit à faire sans appuyer lourdement son propos. Car son but peut être résumé en un mot : l’immersion.

 

C’est ce que souligne, avec un art hors du commun, le deuxième épisode Lovers Rock, que l’on peut considérer comme l’un des chocs de l’année, et qui part d’une idée toute simple. L’action se passe le même jour et dans le même lieu, au cœur d’une soirée dans une maison à laquelle participent exclusivement des personnes noires issues de la communauté antillaise de Londres. Ils et elles se parlent un peu mais passent surtout beaucoup de temps à danser, dans la joie, l’exubérance et la sensualité. Le réalisateur s’attarde sur les mains qui frôlent des corps, les hanches qui se touchent, captant une harmonie que seules quelques piqûres de rappel du réel viennent troubler – un groupe de jeunes Blancs racistes, un agresseur sexuel… Symboliquement, McQueen offre un contrechamp vivace aux corps oppressés de l’épisode précédent. Surtout, il réussit à ne jamais ennuyer avec une intrigue ténue, des images fondées sur la répétition et la musique qui donne son nom à l’épisode – le “lovers rock” est une sous-catégorie romantique du reggae – utilisée en boucle. Le titre Silly Games (1979) de Janet Kay offre une incroyable transe collective saisie in extenso. Cette manière de considérer le scénario comme une variable d’ajustement (et non pas comme le cœur d’une œuvre) n’empêche pas l’épisode de se révéler comme le plus politique des cinq. Lovers Rock façonne une éthique du corps et de sa liberté qui n’a pas de prix. Là encore, toute ressemblance avec les manques et les abîmes de notre époque reste fortuite, mais prégnante…

 

La suite de la saison n’atteint pas ces hauteurs ouatées et vibrantes de désir, mais la série Small Axe reste passionnante jusqu’au bout avec les trois derniers épisodes : Red, White and Blue ; Alex Wheatle et Education. Le premier suit les pas d’un chimiste et biologiste qui décide de tout plaquer pour devenir le premier homme noir à intégrer la police londonienne. Interprété par John Boyega, il fait face au racisme de ses collègues et à l’incompréhension des siens. Le deuxième met en scène un écrivain et activiste condamné après les émeutes de Brixton en 1981. Le dernier épisode est sans doute celui qui touche le plus près l’expérience personnelle de McQueen à travers son personnage principal, un enfant placé par le système éducatif dans une école spécialisée pour élèves en retard. Ce fut le cas du réalisateur. Une injustice liée à sa couleur de peau qu’il renverse ici magistralement.

 

 

Small Axe de Steve McQueen est disponible sur SALTO.