Kohei Yoshiyuki and the voyeurs of Tokyo’s parks
En photographiant les voyeurs venus espionner les couples se livrant à des ébats sexuels dans les parcs de Tokyo, le photographe Kōhei Yoshiyuki confrontait le spectateur à ses propres pulsions. Le Japonais s’est éteint le 21 janvier dernier à l’âge de 76 ans. L’occasion de revenir sur sa série emblématique The Park dont les clichés de coïts nocturnes, effrayants pour les uns, chroniques d’un Japon misérable pour les autres, nous piègent et nous transforment, à notre tour, en voyeurs…
Par Alexis Thibault.
1. Les amants du parc de Tokyo
Un parapluie cachait pourtant le couple venu s’enlacer dans le jardin impérial de Shinjuku, l’un des parcs les plus importants de Tokyo… Tandis que les amants se lovent tendrement l’un dans l’autre, notre regard s’attarde sur les jambes nues de la jeune femme qui s’étendent sur la pelouse. Mais d’autres corps s’invitent à la fête. Des hommes accroupis qui scrutent, spectateurs illicites d’un coït nocturne. Des experts en voyeurisme, qui viennent d’être capturés par l’appareil de Kōhei Yoshiyuki, photographe japonais d’une vingtaine d’années au moment des faits. Dans les seventies, il a infiltré une communauté de libertins – de toutes orientations sexuelles – qui faisaient l’amour dans les parcs de la capitale, à l’abri des buissons et de la nuit noire, espionnés par des badauds qui les rejoignaient parfois dans leur quête d’extase à même le sol. “À l’époque, le parc de Shinjuku était le lieu de passage idéal pour les jeunes couples après une soirée romantique”, confiait le photographe au journaliste Dorian Chotard pour Fisheye en 2015. “Le fait de voir d’autres couples en action comme eux semblait les exciter et je ne pense pas qu’ils avaient entendu parler de l’existence des voyeurs…” Clichés effrayants pour les uns, chronique d’un Japon misérable pour les autres, cette série photographique intitulée The Park a été réalisée avec un objectif de 35 mm, du film infrarouge et un flash. Elle a surtout fasciné le Britannique Martin Parr qui la résume comme suit : “The Park capture la solitude, la tristesse et le désespoir qui accompagnent les relations humaines et sexuelles de la grande et rude métropole qu’est Tokyo…”
“Les voyeurs s’approchaient doucement derrière l’homme et se faisaient passer pour lui lorsqu’ils touchaient la femme. Souvent, elle ne se rendait compte de rien… et l’homme non plus.”
2. Censure et inversion des rôles
Lorsqu’il expose le compte rendu de ses balades dans les parcs de Shinjuku, Yoyogi et Aoyama, en 1979, Kohei Yoshiyuki imagine un dispositif aussi dérangeant que le sujet de son œuvre : dans le sous-sol de la galerie d’art, un lieu sombre et sans aucune fenêtre, il dispose d’immenses tirages que chaque visiteur, entièrement plongé dans le noir, devait éclairer à l’aide d’une lampe de poche… On y voit des silhouettes de couples à l’œuvre dans la nuit et des hommes en train de ramper, comme des militaires, dans les fourrés pour se rincer l’œil. “Les voyeurs s’approchaient doucement derrière l’homme et se faisaient passer pour lui lorsqu’ils touchaient la femme. Souvent, elle ne se rendait compte de rien… et l’homme non plus.” L’œuvre de Kohei Yoshiyuki choque tout autant qu’elle fascine. Et la plupart de ses images en noir et blanc seront censurées pendant presque tris décennies. Pourtant, le photographe persiste et signe : “Le voyeurisme fait partie intégrante de l’acte photographique.”
Dans son exposition Exposed [2010], la Tate Modern présente 250 clichés réalisés subrepticement ou sans le consentement explicite des sujets.
3. Ce qui ne peut pas se voir…
D’après la définition du Larousse, le voyeurisme désigne un trouble de la sexualité (inoffensif) dans lequel le plaisir est obtenu par la vision dérobée de scènes érotiques. Par vulgarisation, il s’étend à tout ce qui est susceptible d’exciter la pulsion scopique, le plaisir de posséder l’autre par le regard selon la théorie de Sigmund Freud. Savant dosage de divertissement palpitant, de curiosité macabre et de dépassement de sa propre honte, le voyeurisme se substitue immédiatement à l’imaginaire. Comme l’écrit Jacques Lacan : “Ce qu’on regarde, c’est ce qui ne peut pas se voir.” À l’ère des réseaux sociaux, des camgirls, de la surveillance globalisée et du démantèlement de l’intime, il semble que l’être humain prenne autant de plaisir à regarder qu’à être regardé… ou à se regarder lui-même. Un boulevard pour les photographes.
En 2010, dans son exposition Exposed – Voyeurism, Surveillance and the Camera, la Tate Modern de Londres présente 250 clichés réalisés subrepticement ou sans le consentement explicite des sujets. On y découvre des images des années 30, signées Walker Evans, prises dans le métro new-yorkais grâce à de petits appareils cachés. Mais aussi des photographies de nus ou d’ébats amoureux – dont la Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin – qui plaçaient le photographe, tout comme le visiteur, dans la position du voyeur. Voyeur par excellence, le photographe nous pousse au voyeurisme. Et certains, comme Kōhei Yoshiyuki, s’amusent même de ce tour de passe-passe en immortalisant des voyeurs à leur tour. D’autres, comme Elliott Erwitt, tente d’atténuer artificiellement leur propre curiosité à l’aide de fenêtres et de miroirs. Passer par le reflet, c’est à dire par la distance, génère-t-il une plus grande pudeur ? Les fenêtres, on les retrouve aussi dans la série controversée de l’Américaine Merry Alpern, Dirty Windows [1995]. Cette photographe a passé six mois assise dans l’obscurité, vêtue de noir, derrière son appareil posé sur un trépied, à scruter de parfaits inconnus, tel James Stewart dans le Fenêtre sur cour d’Hitchcock. Lorsqu’elle commente sa série photographique dans la presse, elle résume sans le savoir toute cette étrange mise en abyme : “Au fur et à mesure que le projet se poursuivait, un sentiment de paranoïa s’est installé : est-ce que quelqu’un me regardait?”
[Article publié pour la première fois le 21 mai 2021]