Qui est l’artiste Ndayé Kouagou, héritier espiègle d’Andy Warhol et de Barbara Kruger ?
Héritier d’Andy Warhol et de Barbara Kruger, le jeune artiste Ndayé Kouagou présente depuis quelques années ses performances, vidéos et peintures où se croisent aphorismes optimistes et gourous fictifs. Zoom sur ce talent à suivre, exposé jusqu’au 18 février au Frac Île-de-France.
Par Matthieu Jacquet.
Ndayé Kouagou, un gourou pas comme les autres à la Fondation Louis Vuitton
Il y a près d’un an, des milliers de visiteurs se sont empressés à la Fondation Louis Vuitton pour découvrir “Basquiat x Warhol”, l’exposition-événement déployée dans la majorité du bâtiment parisien. Parmi eux, les plus assidus et curieux ont profité de leur visite pour se diriger dans l’une des discrètes galeries, découvrant une vidéo étonnante : projeté à taille humaine sur un mur noir, un jeune homme s’avançait face au spectateur pour tenir un discours, s’affichant derrière lui en lettres capitales. “The secret is to be yourself” (“Le secret, c’est d’être toi-même”) ; “In us there is you, so the lights will be shining on you” (“En nous, tu es présent, et les lumières vont briller sur toi”), pouvait-on lire parmi cet enchaînement de dictons encourageants. Interpelé par ces formules familières, le public y reconnaît les poncifs des livres de développement personnel qui envahissent les rayons des librairies, ou encore ceux prononcées lors des TED Talks, ces conférences où les orateurs transformeront leur vécu en leçons de vie motivantes.
C’est ainsi que le jeune artiste Ndayé Kouagou dévoilait The Guru, film dans lequel il se mettait en scène en prédicateur contemporain plutôt original, alternant les tenues excentriques et affublé d’une voix de femme, dénotant de son apparence masculine. À mesure qu’il déroule son discours polissé, et que défilent derrière lui des images du milliardaire Elon Musk ou d’un bouddha illuminé, on comprend que l’artiste raille un optimisme indéfectible dont il souligne les ressorts toxiques. Rapidement, ses affirmations se transforment en questions : “do you expect less or more?” ; “are you trying to bring or to take?” ; “is this about you or about us?”. Plutôt que flatter l’égo de ses spectateurs, ce gourou pas comme les autres les met finalement face à leur propre crédulité. “Comment avez-vous pu croire en moi ?”, conclut-il, déroutant ceux qui seront tombés dans son piège.
Des expositions prestigieuses, du Palais de Tokyo au Frac Île-de-France
Encore inconnu il y a quelques années, Ndayé Kouagou connaît depuis 2020 une riche actualité. On a pu croiser ses films et ses installations à la Biennale d’Athènes et au Palais de Tokyo, découvrir ses performances au Centre Pompidou, à Lafayette Anticipations ou au MAC VAL. Et bien sûr à la Fondation Louis Vuitton, productrice de ce projet inédit en 2023, puis au Frac Île-de-France, où il présente depuis octobre une captivante exposition personnelle. Une visibilité salutaire pour cet électron libre qui dit “se situer dans l’angle” et non au centre, de la société comme du monde de l’art. En tant qu’homme noir, queer et banlieusard, d’abord, mais aussi en tant qu’autodidacte introduit tardivement à l’art contemporain, passé par la mode plutôt que les prestigieuses écoles des Beaux-arts.
Intitulée “A Change of perspective”, son exposition au Frac, sa plus ambitieuse jusqu’ici, concentre l’ensemble de ses interrogations face au monde qui l’entoure. Textes aux airs de slogans déployés sur des affiches et sur les murs en lettre capitales, poèmes suspendus dans l’espace, vidéos face caméra… À l’instar de The Guru, également présentée ici, ses œuvres montrent la diversité d’une pratique qui, derrière l’apparente simplicité et ingénuité de ses textes, ouvre la voie à une lecture critique du monde. Dans son viseur, on trouve par exemple le mythe ultra libéral et éculé du self-made man et de la méritocratie, dont notre époque a déjà prouvé les limites. Flirtant avec la parodie, les performances de Ndayé Kouagou le montrent : espérer devenir “la meilleure version de soi-même” obéit en réalité à une logique productiviste, éminemment capitaliste.
Un pop art 2.0, nourri par Andy Warhol et Barbara Kruger
Né en 1992, Ndayé Kouagou fait partie de la première génération à avoir trouvé dans le monde numérique une forme de refuge. Dès son adolescence en Seine-Saint-Denis, l’homme passe des heures sur internet, notamment sur l’hébergeur de blogs Tumblr, où il essaime régulièrement des nouvelles tel un journal intime. Quelques années plus tard, ses pérégrinations en ligne l’amènent vers une performance de l’artiste britannique Hanne Lippard, debout sur scène en train de lire ses textes. C’est le déclic : celui qui travaille alors comme motion designer pour une marque de vêtement voit enfin un espace pour faire exister ses idées, là où l’art contemporain lui semblait inaccessible et élitiste.
Le jeune trentenaire le défend aujourd’hui avec ferveur : à ses yeux, le terme “art” englobe toute forme de création, dont les plus méprisées, telles que les vidéos Youtube et TikTok que l’on “consomme” à portée de main. Ambassadeur d’une culture visuelle grand public et dépourvue de hiérarchie, l’artiste serait-il un Andy Warhol de son temps ? Directrice du Frac Île-de-France et commissaire de cette exposition monographique, Céline Poulin valide cette hypothèse : “Son travail une actualisation du pop art, notamment par l’équivalence qu’il place entre les formes, entre les performances, les vidéos, les œuvres sonores et les peintures….” Comme on le constate au Frac, où les références à la culture publicitaire et audiovisuelle sont assumées, de la vidéo face caméra – format plébiscité par la génération Z – aux maximes simplistes qui rythment le parcours. “Mon problème, c’est que j’aime aimer, j’aime détester”, lit-on ici, “What a Beautiful world we live in, right?”, dans une autre salle.
Visuellement, le langage graphique de Ndayé Kouagou n’est pas sans rappeler l’esthétique de l’Américaine Barbara Kruger, héritière assumée du père du pop art qui, dès les années 80, brisait la vitre entre artiste et spectateur en l’interpelant par des aphorismes en gras sur de grandes affiches et installations. Une artiste qui, comme Warhol, partage avec le jeune homme un point commun : tous trois ont appris les codes du graphisme et de la communication avant celui des beaux-arts, et cherchent à s’adresser au plus grand nombre à travers des visuels impactants et des médiums accessibles. D’ailleurs, lorsque Ndayé Kouagou a fait son entrée dans le monde de l’art en 2018, ce n’était ni par la vidéo, ni par la poésie, mais par la création d’un magazine lancé à la fondation Lafayette Anticipations.
Un artiste aux multiples avatars, mais proche de son public
C’est dans cette même institution parisienne que l’artiste réalise ses premières performances. Dans la peau d’un personnage comique et taquin, il s’adresse au public avec humour tout en soulevant des problématiques qu’il rencontre au quotidien, du racisme institutionnel au mépris de classe. Alors qu’il investira de plus en plus le médium vidéo, Ndayé Kouagou se mettra à distance, utilisant le travestissement pour se créer des formes d’avatars, à fort de costumes souvent flamboyants et androgynes. Mais aussi en jouant avec la voix : dans l’une des vidéos projetées au Frac, le jeune homme fait du playback sur une voix familière aux oreilles des francophones, celle de Pascale Clark, ex-journaliste de France Inter invitée à lire ses textes. “Mes avatars sont en réalité une même figure archétypale, explique l’artiste. Un personnage qui n’aurait qu’une existence publique et médiatique, un dérivé de moi-même dont la vie personnelle n’entre jamais en compte.” Tel un prophète des temps modernes que l’existence exclusivement virtuelle rendrait intouchable.
“Pour moi, le travail de Ndayé Kouagou est extrêmement socratique”, résume Céline Poulin. “Ses œuvres ouvrent et ne jamais ne ferment, créant comme une forme de ping pong entre l’artiste et le regardeur”, ajoute le commissaire Ludovic Delalande, qui l’a repéré et invité à exposer à la Fondation Louis Vuitton. En dehors des écrans, l’artiste ouvre en effet avec le public un dialogue plus concret. Plutôt que laisser le visiteur passif devant un discours vertical péremptoire, ses phrases et questions distillées au Frac et la synchronisation de ses vidéos le guident d’une salle à l’autre. Au cours des six derniers mois, Ndayé Kouagou a également organisé sur place plusieurs ateliers avec des enfants et des étudiants en art. Et son parcours se clôt avec un iPad aux airs de livre d’or : “À votre tour de poser des questions” s’affiche à l’écran, invitant les visiteurs à échanger avec lui sur des sujets de leur choix. “Je souhaite être une passerelle sociale entre le monde d’où je viens et celui dans lequel j’évolue maintenant”, affirme Ndayé Kouagou, qui dit accorder une grande importance aux retours de ses visiteurs. Si Socrate disait “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien”, Ndayé Kouagou l’a bien compris : l’art est un précieux outil pour apprendre à se connaître.
Ndayé Kouagou, “A Change of Perspective”, jusqu’au 18 février 2024 au Frac Île-de-France – Le Plateau, Paris 19e.