Rencontre avec Crystal Murray : “J’incarne un personnage pour ne pas me faire marcher sur les pieds”
On l’a découverte à l’âge de 14 ans au sein d’un collectif d’adolescentes, devenues célèbres sur les réseaux sociaux. Depuis, Crystal Murray s’est affirmée comme une brillante musicienne. Dans la série de vidéos Hotel Room Drama qu’elle a récemment dévoilée, la jeune chanteuse française de 19 ans livre une nouvelle facette de son talent en explorant des sonorités alternatives inspirées par son amour des soirées londoniennes. Rencontre avec une artiste qui n’a pas froid aux yeux.
Crystal Murray aime le vert, le noir, le rouge et les images déformées par les miroirs de fête foraine. Un an après la sortie de son premier EP, I Was Wrong, la jeune femme change complètement de ton pour plonger tête la première dans l’ambiance sulfureuse des soirées londoniennes. C’est le point de départ d’Hotel Room Drama, une série de clips qui lui permettent de révéler ses nouveaux morceaux sans se soucier du calendrier des sorties musicales. Sous une lueur écarlate, entre l’atmosphère d’un Moulin-Rouge lynchien et les délires visuels de Janet Jackson, Crystal Murray accomplit sa mue, mêlant le jazz, la house et la soul de ses débuts à ce qu’elle chérit en secret : les freaks de l’underground… Depuis les paillettes du Gucci Gang, ce collectif de mode composé de quatre adolescentes au sein duquel elle a débuté en 2016, et les titres After Ten et Princess qui l’ont révélée, Crystal Murray s’est affirmée. Rencontre.
Numéro : Vous êtes née en 2001 et vous faites sans cesse référence à votre génération.
En quoi a-t-elle marqué l’industrie musicale ou bouleversé ses codes ?
Crystal Murray : J’estime que ma génération a proposé une ouverture et une hybridation des genres, à laquelle les labels eux-mêmes n’étaient pas préparés. Nous refusons d’être rangés
dans une boîte. Les plateformes de streaming devraient donc arrêter de classer les œuvres musicales par genres. Pourquoi m’enferme-t-on dans la case R’n’B/Soul ? Pourquoi parle-t-on de “musique de niche” ? De nombreux artistes en ont assez de ces catégorisations, à l’instar de Tyler, The Creator, l’un de mes artistes favoris. Je suis fascinée par son évolution : il a créé sa propre pop de toutes pièces.
Aujourd’hui, des myriades d’artistes atteignent la célébrité avant même d’avoir passé leur baccalauréat. De votre côté, pourquoi avoir choisi la musique ?
Mes parents évoluaient dans ce milieu et j’ai donc grandi dans le free-jazz, le gospel, les
partitions et les envolées de saxophone. Mais je ne maîtrisais aucun instrument, et pendant longtemps je pensais qu’il me serait impossible d’évoluer dans cet univers. Comme si chanter ne suffisait pas. Finalement, j’ai compris que ma voix était bel et bien un instrument. J’ai donc commencé à fredonner des mélodies à des musiciens qui ont tout composé avec moi, de A à Z. Je n’avais pas envie de chanter sur des productions désincarnées.
Lors d’une interview, vous avez confié en avoir plus qu’assez de cette image de “jeune métisse porteuse de good vibes” qui vous colle à la peau. La presse française vous agace-t-elle ?
En effet, j’en ai vraiment marre d’être qualifiée de “petit soleil” par les médias. Avec le recul, je regrette aussi d’avoir participé à certaines émissions de télévision françaises, car j’étais trop jeune et je manquais d’assurance. Ça s’est forcément ressenti à l’écran, je devais avoir l’air très antipathique. Et puis toutes les questions tournaient toujours autour du même sujet : mon père, ma couleur de peau et la comparaison avec Jorja Smith…
Je vous arrête tout de suite avant de me faire licencier. Jorja Smith est en couverture de ce magazine…
[Rires.] Je la respecte énormément, mais ce n’est pas le genre de femmes auxquelles je m’identifie. On m’a souvent demandé : “Alors, qu’est-ce que ça te fait d’être la Jorja Smith française ?” Pitié ! On ne pose pas des questions comme ça ! [Rires.] La comparaison venait certainement du fait que mon premier EP avait de fortes influences soul et jazz. Je me suis donc appliquée à ce que mon prochain projet sonne totalement différemment. Je voulais célébrer toute la culture qui me fascine : la techno, les raves, le grime, le punk, le UK garage et l’atmosphère des soirées londoniennes : le paradis que j’ai découvert après avoir coupé les ponts avec le Gucci Gang et le monde de la mode pour faire la teuf dans les squats de Londres…
Depuis le Gucci Gang, vous êtes restée en contact avec le monde de la mode, est-ce un milieu dans lequel il est facile de s’épanouir ?
Oui, mais seulement à condition d’être forte. Si vous manquez d’expérience ou que vous êtes trop malléable, vous pouvez rapidement devenir une marionnette, un simple objet à vendre jusqu’à ce que le public en soit lassé. Je déteste ces manipulateurs qui, à grands coups de chèques, ont gâché notre génération en faisant de nous des robots postant des photos à tour de bras sur les réseaux sociaux. Si vous n’êtes pas fort mentalement, si vous n’avez pas le bon état d’esprit, le monde de la mode vous grignote lentement. Depuis que j’ai compris ça, je ne collabore qu’avec des maisons de confiance que je choisis scrupuleusement, comme Balmain par exemple. Mais il m’est déjà arrivé d’être invitée en voyage à condition de poster trois photos sur mon compte Instagram. J’ai eu le malheur de tenter de négocier et on m’a répondu froidement : “Ma chérie, tu as 10 000 abonnés, d’autres ont accepté et sont bien plus populaires que toi !” Naïvement, je pensais que l’on m’invitait pour ce que je suis. Après cela j’ai décliné la plupart des invitations. Je crois que je suis passée à côté d’un joli pactole ! [Rires.]
Vous renvoyez l’image d’une fille inflexible et inébranlable, est-ce réellement le cas ?
Pas du tout ! Je suis en proie au doute chaque jour de ma vie. Mais je suis obligée d’incarner un personnage pour ne pas me faire marcher sur les pieds. L’année dernière, j’ai laissé entrevoir mes incertitudes et on en a immédiatement profité pour me faire emprunter des chemins que je ne voulais pas suivre. Depuis, j’ai gagné en assurance. J’ai pris conscience que mes idées étaient bonnes, que je devais reprendre le contrôle de ma carrière parce qu’on parle, quand même, de ma musique.
Avez-vous tout de même commis des erreurs ?
Bien sûr. Nous devions par exemple réaliser un clip pour mon morceau Easy Like Before [extrait de l’album I Was Wrong], mais nous avons été surpris par le confinement. Nous avons donc gardé l’idée d’une vidéo tournée en 3D avec un iPhone… la pire idée de ma vie ! Lorsque j’ai découvert le résultat, je me suis dit que c’était une catastrophe. Nous l’avons malgré tout diffusée…
La solitude est-elle un cauchemar pour vous ?
Avant, elle ne l’était pas, j’en avais même besoin. Mais depuis que je suis tombée amoureuse,
il m’est impossible de me retrouver seule. J’ai aussi appris à ne plus me préoccuper de l’avis des autres, même si la critique me touche. Et, croyez-moi, depuis que je suis un personnage public, tout le monde juge nécessaire de venir à ma rencontre pour commenter mon travail sans aucune raison !